"Rolf, que je voyais très rarement, laissait toujours chez moi, comme des emblèmes commémoratifs, une trace de son passage, un dessin, une signature apposée sur une affiche que je découvrais plusieurs jours après son départ. Cette fois, il avait découpé une mince bande de papier sur laquelle il avait écrit : "ich habe / ich habe nicht". Regardant ces mots, il me parut qu'ils disaient tout sur cette histoire, sur ma tristesse déjà sèche.
L'encrier était vide. La plume du Meisterstück aspira la dernière encre : de la main gauche, il me fallait tenir l'encrier incliné et de la droite, maladroitement, tourner la vis de la réserve, il n'y eut plus au fond que quelques gouttes noires. Il restait de ces bandes de papier découpées par Rolf, j'en déchirais une, décidant de faire de l'encrier à partir duquel, durant un mois, j'avais extrait cette substance amoureuse, un caveau où j'engloutis le petit papier avec nos noms, le temps de notre relation, comme l'inscription funéraire d'une naissance et d'une mort. Le papier épongea aussitôt les dernières gouttes d'encre et le verre, d'évaporation, redevint clair."
Hervé Guibert, Les aventures singulières.
(Illustration : Gerhard Richter)
Gyorgy Kurtag, Microlude n°2.