"Citer, c'est faire usage de la bibliothèque de Babel ; citer, c'est réfléchir à ce qui a déjà été dit et si nous ne le faisons pas, nous parlons dans un vide où nulle voix humaine ne peut produire un son." Alberto Manguel
"Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j'aime, savoir que l'écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu'elle est précisément là où tu n'es pas - c'est le commencement de l'écriture." R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux.
Il y a le coup éditorial. Il y a la controverse. Mais il y a surtout la crainte de ces inédits de fond de tiroir qui viennent parfois écorner l’image d’un auteur, comme ce petit supplément auquel on n’a pas su résister et qui vient mêler de nausée le plaisir d’une dégustation. Du Roland Barthes diariste, on pouvait déjà se faire une idée en lisant "Délibération", ce court extrait du journal publié dans le Bruissement de la langue, ou encore RB par RB. Et ceux qui regrettaient ce roman sur lequel Barthes "travaillait" dans les dernières années de sa vie pouvaient à loisir consulter les fiches énigmatiques publiées dans les œuvres complètes sous le titre "Vita nova". Ici, le Seuil édite 330 fiches rédigées par Barthes après la mort de sa mère, en 1977, peu avant d’entreprendre l’écriture de La Chambre claire. Un exercice littéraire de domestication de la douleur, entre autres : "je peux, tant bien que mal (c’est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) parler [mon chagrin], le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d’intégration : j’intègre, par le langage". Cependant, les tics, les habituelles préciosités (italiques, vocabulaire psychanalytique, etc.) ont tôt fait de placer le lecteur en terrain familier : illisibles, ces notes ? qui prétend que le Tombeau d’Anatole de Mallarmé soit lisible ?
Barthes multiplie les parallèles avec une crise amoureuse : "comme l’amour, le deuil frappe le monde, le mondain, d’irréalité, d’importunité". Même la peinture (Cézanne), la musique (Cage, Haendel, et Schumann, bien sûr) sont amoureuses. Mais c’est dans l’impossible du texte (rien, évidemment, de plus littéraire), que se rejoignent le deuil et l’amour dans l’univers barthésien. L’inadéquation profonde du médium littéraire avec l’énonciation amoureuse, déjà au cœur des Fragments d’un discours amoureux (pour écrire, il faut "sacrifier un peu de son Imaginaire"), trouve ici une forme plus poignante :
"Il y a un temps où la mort est un événement, une ad-venture, et à ce titre, mobilise, intéresse, tend, active, tétanise. Et puis un jour, ce n’est plus un événement, c’est une autre durée, tassée, insignifiante, non narrée, morne, sans recours : vrai deuil insusceptible d’aucune dialectique narrative."
Ici touchant ("En quoi mam. est présente dans tout ce que j’ai écrit: en ce qu’il y a là partout une idée du Souverain Bien"), là révélant son sens particulier des épithètes - qui fait une nouvelle fois regretter ce roman jamais advenu - ("L’infirmière parle à maman comme à un enfant, d’une voix un peu trop forte, inquisitoriale, grondeuse et niaise"), Barthes n'accomplit pas ici le "monument", le "sillage" qu’il se refusait à lui-même mais voulait consacrer à sa mère : ce sera La Chambre claire. C'est aussi par son invitation à relire La Chambre que vaut ce texte posthume, plus émouvant, par sa justesse triste et tendre, son amène gravité.
Bernard Cavanna, Trio avec accordéon, dernier mouvement.
"En pleurant, je veux impressionner quelqu’un, faire pression sur lui ("Vois ce que tu fais de moi"). Ce peut être – et c’est communément – l’autre que l’on contraint ainsi à assumer ouvertement sa commisération ou son insensibilité ; mais ce peut-être aussi moi-même : je me fais pleurer, pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion : les larmes sont des signes, non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur, et dès lors je m’en accommode : je puis vivre avec elle, parce que, en pleurant, je me donne un interlocuteur emphatique qui recueille le plus "vrai" des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue." Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux.
L'oeuvre des grands écrivains fournit depuis toujours les périphrases les plus diverses pour dire l'acte d'amour. Ainsi, Valéry susurre : "combattre dans l'ombre une hydre de baisers" ; Quignard calligraphie : "satisfaire avec une piété obsédée à la crue religieuse que la beauté de l'autre a accumulée dans tout le corps" ; Saint-John Perse enchérit : "s'abandonner au savant pillage de sa province" ; Proust euphémise : "faire catleya" ; Barthes déplore : "envoyer au diable l'Imaginaire" ; Jarry syllogise : "obscurcir la conscience des agonies" ; de même que Rimbaud : "s'employer à la perfection des générosités vulgaires"... (Photographie de Gina Folly)
Entre 1954 et 1957, le sémiologue Roland Barthes publie dans Les Lettres nouvelles une série de courtes chroniques (les "Petites mythologies du mois") consacrées aux mythes de la société contemporaine (la DS de citroën, le catch, le bifteck-frites…) et démontre à travers cette collection de croyances et de clichés comment la société donne pour naturel des produits de son idéologie. Ces textes seront réunis en recueil en 1957, dans un ouvrage que Alain Finkielkraut nomme depuis, perfidement, « le livre préféré des enseignants du secondaire » : Mythologies.
50 ans plus tard, paraissent aux mêmes éditions du Seuil les Nouvelles mythologies (automne 2007) sous la direction de Jérôme Garcin. Différents rédacteurs (Philippe Sollers, Claude Lanzmann, Laurent Joffrin, Philippe Delerm, Catherine Millet…) y déclinent un inventaire des signes des années 2000 : les blogs, le 11 septembre 2001, le speed-dating, le patch, le SMS, Nicolas Hulot… Il se chuchote ici ou là que cette nouvelle mouture est loin d’être aussi stimulante que l’original.
France culture propose quant à elle à ses auditeurs une autre variation sur le livre de Barthes, pendant les deux mois d’été, du lundi au vendredi entre 16h45 et 17h, avec les Mythographies, qu’on peut ensuite podcaster pendant 24 heures sur Podemus. Parmi les sujets, l'aspirateur sans sac, la tente Quechua, le coach et Paris Hilton...
Un extrait de l'émission consacrée au Botox (22.07.08).