vendredi 6 mars 2009

Roland Barthes : Journal de deuil

Il y a le coup éditorial. Il y a la controverse. Mais il y a surtout la crainte de ces inédits de fond de tiroir qui viennent parfois écorner l’image d’un auteur, comme ce petit supplément auquel on n’a pas su résister et qui vient mêler de nausée le plaisir d’une dégustation.
Du Roland Barthes diariste, on pouvait déjà se faire une idée en lisant "Délibération", ce court extrait du journal publié dans le Bruissement de la langue, ou encore RB par RB. Et ceux qui regrettaient ce roman sur lequel Barthes "travaillait" dans les dernières années de sa vie pouvaient à loisir consulter les fiches énigmatiques publiées dans les œuvres complètes sous le titre "Vita nova". Ici, le Seuil édite 330 fiches rédigées par Barthes après la mort de sa mère, en 1977, peu avant d’entreprendre l’écriture de La Chambre claire. Un exercice littéraire de domestication de la douleur, entre autres : "je peux, tant bien que mal (c’est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) parler [mon chagrin], le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d’intégration : j’intègre, par le langage". Cependant, les tics, les habituelles préciosités (italiques, vocabulaire psychanalytique, etc.) ont tôt fait de placer le lecteur en terrain familier : illisibles, ces notes ? qui prétend que le Tombeau d’Anatole de Mallarmé soit lisible ?

Barthes multiplie les parallèles avec une crise amoureuse : "comme l’amour, le deuil frappe le monde, le mondain, d’irréalité, d’importunité". Même la peinture (Cézanne), la musique (Cage, Haendel, et Schumann, bien sûr) sont amoureuses. Mais c’est dans l’impossible du texte (rien, évidemment, de plus littéraire), que se rejoignent le deuil et l’amour dans l’univers barthésien. L’inadéquation profonde du médium littéraire avec l’énonciation amoureuse, déjà au cœur des Fragments d’un discours amoureux (pour écrire, il faut "sacrifier un peu de son Imaginaire"), trouve ici une forme plus poignante :
"Il y a un temps où la mort est un événement, une ad-venture, et à ce titre, mobilise, intéresse, tend, active, tétanise. Et puis un jour, ce n’est plus un événement, c’est une autre durée, tassée, insignifiante, non narrée, morne, sans recours : vrai deuil insusceptible d’aucune dialectique narrative."

Ici touchant ("En quoi mam. est présente dans tout ce que j’ai écrit: en ce qu’il y a là partout une idée du Souverain Bien"), là révélant son sens particulier des épithètes - qui fait une nouvelle fois regretter ce roman jamais advenu - ("L’infirmière parle à maman comme à un enfant, d’une voix un peu trop forte, inquisitoriale, grondeuse et niaise"), Barthes n'accomplit pas ici le "monument", le "sillage" qu’il se refusait à lui-même mais voulait consacrer à sa mère : ce sera La Chambre claire. C'est aussi par son invitation à relire La Chambre que vaut ce texte posthume, plus émouvant, par sa justesse triste et tendre, son amène gravité.








Bernard Cavanna, Trio avec accordéon, dernier mouvement.
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