"Citer, c'est faire usage de la bibliothèque de Babel ; citer, c'est réfléchir à ce qui a déjà été dit et si nous ne le faisons pas, nous parlons dans un vide où nulle voix humaine ne peut produire un son." Alberto Manguel
Ces oeuvres dont j'aime tant le début, beaucoup moins ce qui vient après (voire pas du tout) : Igor Stravinsky : Sérénade en la, Violette Leduc : La Bâtarde, Glenn Gould : Quatuor à cordes op.1, Victor Segalen : René Leys, Arnold Schonberg : L'échelle de Jacob. Edgar Varèse : Déserts, Franz Liszt : Funérailles ...
(Illustration : First Chapters de Stefanie Posavec, tentative de visualisation du style de quelques écrivains anglophones par le premier chapitre de leurs oeuvres)
Il y a dans l'histoire de la musique de fameuses oeuvres circulaires, de célèbres "boucles" : dans le registre du tour de force contrapuntique, le rondeau "Ma fin est mon commencement" de Guillaume de Machaut, et le Canon en crabe de L'Offrande musicale de Bach, ou bien, dans celui de la simple curiosité, les Mouvements perpétuels de l'aimable Poulenc. Plus près de nous, Refrain de Karlheinz Stockhausen (voire, du même, les boîtes à musique du Tierkreis), et certaines pièces des Makrokosmos de George Crumb, illustrent la même ambition d'une musique "infinie". Mais, plus intimement, il y a cette tentation connue de chacun, à l'écoute d'une pièce musicale, d'entendre répété à l'infini un bref fragment, d'y demeurer le temps suspendu de l'écoute, entre d'imaginaires barres de reprises. La musique continue, la grâce est brisée, trop tôt, qu'on aurait voulu éternellement prolonger : ce n'est, malheureusement, qu'un passage. "Nous, auditeurs, nous avons des instruments" dit Peter Szendy dans son bref essai Ecoute, Une histoire de nos oreilles (2001). Appareillés par ces "instruments de l'écoute que sont nos prothèses phonographiques", forts de la simple fonction "repeat" de nos matériels hi-fi, nous devenons maîtres d'une certaine articulation de notre écoute. Par exemple, ces simples gammes montantes et descendantes dans le Concerto pour piano en fa dièse mineur de Scriabine :
Je ne peux me résoudre à les entendre sans vouloir faire un tour de manège supplémentaire. Les voici à nouveau, avec le da capo "qu'exige" mon oreille :
Il y aurait aussi ce passage grisant du Spem in alium de Thomas Tallis (The King's Singers):
Apparemment, je ne suis pas le seul à ne pouvoir me contenter de cette unique reprise, puisque le compositeur Philippe Hersant a partiellement réalisé mon fantasme en citant et dilatant le même extrait de Tallis, à la fin de sa Missa brevis (1986) :
Peter Szendy voit dans la répétition une forme élémentaire de remixage, de retranscription, nécessaire à l'appropriation d'une oeuvre musicale, et l'instrument d'un impossible désir de transmettre à l'autre mon écoute :
"Telles mesures de Don Giovanni, telle respiration de Glenn Gould, tel murmure dans une improvisation de Keith Jarrett, tel accent ou tel silence chez Bill Evans... Bref, un moment favori dans ma musicothèque à moi. Simplement pour te préparer à entendre ces moments comme je les entends, je commence à te les décrire - mais à peine - par des mots. Et je commence aussitôt à les perdre. Quand nous écoutons, tous les deux ; et quand je sens, comme par télépathie, que ce que tu écoutes est si loin de ce que j'aurais aimé te faire entendre, je me dis : ce moment n'était peut-être pas le mien, après tout. Car ce que je voulais t'entendre écouter - oui : t'entendre écouter ! -, c'était mon écoute. Désir peut-être impossible - l'impossible même. Malgré mon dépit (il est toujours immense), je m'interroge : peut-on faire écouter une écoute ? Puis-je transmettre mon écoute, si singulière ? [...] Que puis-je donc faire pour faire écouter cette écoute, la mienne ? Je peux répéter, je peux rejouer quelques mesures en boucle, et je peux dire, redire ce que j'entends. Parfois, tu m'écoutes écouter. Je t'entends qui m'écoute écouter. Mais c'est si rare."
(Illustrations : deux extraits de la partition des Makrokosmos de George Crumb, "Le Cercle magique de l'Infini", volume 1, et "Les Soleils jumeaux", volume 2)
"Mais alors n'est-ce pas que ces éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-même, que la causerie ne peut transmettre même de l'ami à l'ami, du maître au disciple, de l'amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'un Elstir le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire et qui nous permissent de traverser l'immensité ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions y voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles et étoiles." Marcel Proust, La Prisonnière.
En écho à Didier da Silva, et même si cela n'intéresse personne, nous nous sommes livrés à l'exercice égotiste des "20 livres à emmener sur la planète Mars" : 1. Cesare Pavese, La Lune et les feux 2. Georges Hyvernaud, La Peau et les os 3. Sandor Marai, La Conversation de Bolzano 4. Marcel Schwob, Le roi au masque d'or 5. François Augiéras, Le Vieillard et l'enfant 6. Isaac Babel, Mes premiers honoraires et autres nouvelles 7. Claude Simon, Histoire 8. Didier-Georges Gabily, L'Au-delà 9. Hervé Guibert, Le Paradis 10. Nathalie Sarraute, Le Planétarium 11. Malcolm Lowry, Sous le volcan 12. Thomas Bernhard, Le Naufragé 13. Samuel Beckett, Molloy 14. Marcel Proust, La Prisonnière 15. William Faulkner, Tandis que j'agonise 16. Anton Tchekhov, Nouvelles 17. Louis-René Des Forêts, Le Bavard 18. Elémir Bourges, Le Crépuscule des dieux 19. Jean Genet, Miracle de la rose 20. Roger Caillois, Pierres réfléchies
C'est l'une des grandes lois de la théorie de la sérendipité : "Je trouve plus et mieux sur ce que je ne cherche pas." Il n'est pas sûr cependant que certains internautes conduits ici par Google cautionnent cette vision des choses. Depuis le début de l'année, nous notons les mots-clés qui conduisent vers ce blog, grâce aux rapports détaillés de StatCounter. On trouvera ci-dessous quelques-unes des requêtes les plus inattendues, avec les liens aux billets où ont atterri ces infortunés internautes. Nous avons donc :
"Pour le collectionneur, la possession est la relation la plus profonde que l'on puisse entretenir avec les choses : non qu'alors elles soient vivantes en lui, c'est lui-même au contraire qui habite en elles. [...] Le collectionneur achète comme, dans le conte des 1001 nuits, le prince achète une belle esclave afin de lui donner la liberté. Pour le collectionneur de livres, en effet, la vraie liberté de tout livre se trouve quelque part sur ses propres rayon." Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque.
La Pavane pour le roy d'Eustache du Caurroy, par l'ensemble Doulce Mémoire.
Nous avions déjà parlé de Not quite what I was planning, ce recueil d'autobiographies en six mots, d'inconnus et d'écrivains célèbres, initié par la revue américaine Smith magazine. Nous ne résistons pas au plaisir de livrer notre sélection personnelle des contributions les plus cocasses et/ou les plus poignantes :
Born at 23, childhood doesn't count. Krissy Karol
I colored outside of the lines. Jacob Thomas
Anything possible - but I was tired. Cheryl Family
Fifteen years since last professional haircut. Dave Eggers
I like girls. Girls like boys. Andrea Dela Cruz
Lived like no tomorrow ; tomorrow came. C.C. Keiser
My life's a bunch of almosts. Shari Bonnin
Birth, childhood, adolescence, adolescence, adolescence, adolescence... Jim Gladstone
"Ainsi borne-t-on la faculté d'imagination à guider son choix entre les courtes satisfactions que l'on nous dispose ; elle ne serait pas seulement inutile à notre état, mais très préjudiciable de dépiter tous ces dédommagements du confort moderne, ces distractions générales, ces luxures avariées contre quoi on nous échangea l'éternité terrestre ; et qui sont tout le bonheur d'exister qui nous reste." Baudouin de Bodinat, La vie sur Terre.
L'oeuvre des grands écrivains fournit depuis toujours les périphrases les plus diverses pour dire l'acte d'amour. Ainsi, Valéry susurre : "combattre dans l'ombre une hydre de baisers" ; Quignard calligraphie : "satisfaire avec une piété obsédée à la crue religieuse que la beauté de l'autre a accumulée dans tout le corps" ; Saint-John Perse enchérit : "s'abandonner au savant pillage de sa province" ; Proust euphémise : "faire catleya" ; Barthes déplore : "envoyer au diable l'Imaginaire" ; Jarry syllogise : "obscurcir la conscience des agonies" ; de même que Rimbaud : "s'employer à la perfection des générosités vulgaires"... (Photographie de Gina Folly)
"Soixante-douze dernières paroles à prononcer sublimement sur mon lit de mort quand je verrai ma fin venir (extrait) : - C'est elle ou moi. - Quelle heure est-il ? - Je crois que j'y prends déjà goût. - Pourrais-je partir pendant l'entracte ? - Qu'allez-vous faire sans moi ? - Je dois bien l'avouer, il y a dans mes archives deux ou trois petites choses inoubliables. - Devinez qui j'imite ? - Ne vous formalisez pas pour si peu. - On ne nous a pas présentés. - Vous me raconterez la fin ?"
Merci à Pierre Senges d'avoir mis en lumière cet extrait des aphorismes de Lichtenberg, dans son dernier roman Fragments de Lichtenberg (éd. Verticales, mars 2008).
C'est l'idée peut-être puérile, entendue on ne sait plus où, que le dernier mot d'un grand livre en contient la quintessence, ou, plus précisément, qu'il concentre l'idée que l'écrivain se fait de sa propre oeuvre, du dessein qu'il y a poursuivi. Ca ne marche pas à tous les coups, mais le résultat est souvent troublant. Voici ce que ça donne avec quelques-uns de mes romans favoris :
Dans le domaine des nouvelles les plus brèves du monde, chacun connaît, ou bien les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, ou bien les tours de force dus à Fredric Brown ("Le dernier homme sur la Terre est assis chez lui. On frappe à la porte...") ou à Ernest Hemingway ("A vendre : chaussures bébé, jamais portées."). En 2006, la revue en ligne Smith Magazine a ainsi invité les internautes à rédiger leurs mémoires en l'espace de six mots, ce qui a d'ailleurs donné lieu à la publication d'un livre. Un ami en veine d'ironie s'est chargé pour moi d'écrire mon propre résumé de vie. Un peu vache mais non dépourvu d'un certain à-propos, cela donne ceci :
"Tant que c'est bien écrit..."
Ca marche assez bien. Oui, d'accord, Nimier était un gros con misogyne, Cioran un philosophe de magazine, Augiéras un pauvre fou qui pensait communiquer avec les extraterrestres en fixant des tiges de métal dans sa grotte au fin fond du Périgord. Mais bon, quand même : tant que c'est bien écrit...