lundi 28 septembre 2009

Da capo, Repeat function : écoutez-moi écouter

Il y a dans l'histoire de la musique de fameuses oeuvres circulaires, de célèbres "boucles" : dans le registre du tour de force contrapuntique, le rondeau "Ma fin est mon commencement" de Guillaume de Machaut, et le Canon en crabe de L'Offrande musicale de Bach, ou bien, dans celui de la simple curiosité, les Mouvements perpétuels de l'aimable Poulenc. Plus près de nous, Refrain de Karlheinz Stockhausen (voire, du même, les boîtes à musique du Tierkreis), et certaines pièces des Makrokosmos de George Crumb, illustrent la même ambition d'une musique "infinie".
Mais, plus intimement, il y a cette tentation connue de chacun, à l'écoute d'une pièce musicale, d'entendre répété à l'infini un bref fragment, d'y demeurer le temps suspendu de l'écoute, entre d'imaginaires barres de reprises. La musique continue, la grâce est brisée, trop tôt, qu'on aurait voulu éternellement prolonger : ce n'est, malheureusement, qu'un passage. "Nous, auditeurs, nous avons des instruments" dit Peter Szendy dans son bref essai Ecoute, Une histoire de nos oreilles (2001). Appareillés par ces "instruments de l'écoute que sont nos prothèses phonographiques", forts de la simple fonction "repeat" de nos matériels hi-fi, nous devenons maîtres d'une certaine articulation de notre écoute. Par exemple, ces simples gammes montantes et descendantes dans le Concerto pour piano en fa dièse mineur de Scriabine :

Je ne peux me résoudre à les entendre sans vouloir faire un tour de manège supplémentaire. Les voici à nouveau, avec le da capo "qu'exige" mon oreille :


Il y aurait aussi ce passage grisant du Spem in alium de Thomas Tallis (The King's Singers):

Apparemment, je ne suis pas le seul à ne pouvoir me contenter de cette unique reprise, puisque le compositeur Philippe Hersant a partiellement réalisé mon fantasme en citant et dilatant le même extrait de Tallis, à la fin de sa Missa brevis (1986) :


Peter Szendy voit dans la répétition une forme élémentaire de remixage, de retranscription, nécessaire à l'appropriation d'une oeuvre musicale, et l'instrument d'un impossible désir de transmettre à l'autre mon écoute :
"Telles mesures de Don Giovanni, telle respiration de Glenn Gould, tel murmure dans une improvisation de Keith Jarrett, tel accent ou tel silence chez Bill Evans... Bref, un moment favori dans ma musicothèque à moi. Simplement pour te préparer à entendre ces moments comme je les entends, je commence à te les décrire - mais à peine - par des mots. Et je commence aussitôt à les perdre. Quand nous écoutons, tous les deux ; et quand je sens, comme par télépathie, que ce que tu écoutes est si loin de ce que j'aurais aimé te faire entendre, je me dis : ce moment n'était peut-être pas le mien, après tout. Car ce que je voulais t'entendre écouter - oui : t'entendre écouter ! -, c'était mon écoute. Désir peut-être impossible - l'impossible même.
Malgré mon dépit (il est toujours immense), je m'interroge : peut-on faire écouter une écoute ? Puis-je transmettre mon écoute, si singulière ? [...] Que puis-je donc faire pour faire écouter cette écoute, la mienne ? Je peux répéter, je peux rejouer quelques mesures en boucle, et je peux dire, redire ce que j'entends. Parfois, tu m'écoutes écouter. Je t'entends qui m'écoute écouter. Mais c'est si rare."

(Illustrations : deux extraits de la partition des Makrokosmos de George Crumb, "Le Cercle magique de l'Infini", volume 1, et "Les Soleils jumeaux", volume 2)
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