"Comme la photographie peut n'être qu'un événement de lumière, sans sujet (et c'est le moment où elle est le plus photographique), j'aimerais un jour me lancer dans un récit qui ne serait qu'un événement d'écriture, sans histoire, et sans ennui, une véritable aventure."
"Je me mets à écrire le roman : tout de suite l'ennui d'une fabrication, je sais déjà tout ce qui va se passer (comme dans une nouvelle, sans doute, mais là la distance est accablante), mais surtout l'écriture, au fur et à mesure qu'elle se produit, assez poussivement, ne semble qu'une pâle illustration des idées, quel remède à cela ? La fabrication du roman me rend paresseux, mais d'une paresse liée à la tristesse : je retarde le moment de cette écriture, car lorsque cette écriture sera accomplie, peut-être cette écriture sera-t-elle morte (il est peut-être préférable de tourner autour de l'idée du roman, de le rêver, comme Gide dans Paludes, et de le rater, plutôt que de le réussir, car le roman réussi est peut-être une forme très banale de l'écriture)."
"Dans l'exercice répétitif du piano de l'après-midi j'entends comme une plainte, et maintenant j'imagine que c'est un corps très vieux qui la produit, et c'est la lutte contre la perte du doigté, la supplication que ne meure cet art (tout comme l'écriture est aussi une tentative de maintenir à flot quelque chose qui a sans cesse tendance à couler, à se noyer : le secret, l'équilibre de la formule d'une langue - sans cesse menacée d'embolie, de surcharge, ou au contraire de trop grande retenue. Car cette formule doit toujours rester un peu secrète, inattendue, inexpliquée ; sa propre conscience la mine comme un processus corrosif)."
Hervé Guibert, Le Mausolée des amants.
(Illustration : Matthew Genitempo)