mardi 23 septembre 2008

Eric Chevillard : Préhistoire

Le narrateur de Préhistoire n’a pas de nom. Il succède à Boborikine, et avant lui à Crescenzo, dans le rôle de gardien et de guide de la grotte préhistorique de Pales. Il y a du Beckett dans ce début misérabiliste où le narrateur revêt l’uniforme de son prédécesseur, trop grand pour lui, aux chaussures élimées et dépareillées. Mais négligeant son travail, il ne tarde pas à s’attirer les remontrances de sa hiérarchie. Bientôt il s’enferme chez lui, coupe l’arrivée d’eau, l’électricité, occulte les fenêtres, et le livre s’achève tandis qu’il s’apprête à recouvrir de fresques les murs de son habitation. Le titre est aussi à entendre d’un point de vue formel : le livre n’est qu’un long prologue, et se termine significativement sur le mot "porte" ; comme dans le paradoxe de l’archéologue ("La pratique de l’archéologie suppose la souplesse du jeune spéléologue et l’érudition du vieux scientifique"), le temps idéal de la fiction n’adviendra pas.

Il est beaucoup question de pourrissement dans Préhistoire, ou plutôt de la lutte dérisoire des hommes contre le pourrissement, de ces moisissures qui menacent la conservation des peintures magdaléniennes de la grotte de Pales, à la figure de Nicolas Appert qui s’invite dans la fiction ("Appert, contemporain d’Emile Littré, lequel imagina également un système très astucieux de conservation en vase clos des matières corruptibles"), en passant par les montagnes d’ordures où nos souliers continuent sans nous leur existence :
"ils continuent seuls, mus par de nouvelles énergies, nouvelles forces, le courant des rivières, le caprice d’un chien errant, la pelle du cantonnier, l’incessante activité sismique ou volcanique des reliefs dans les décharges publiques, les brusques affaissements, tassements, plissements : ils participent de toute leur précarité à ces orogenèses rapides et sans lendemain, s’accordant parfois une halte dans les fumées, reprenant bientôt l’ascension, basculant à peine arrivés, et la montagne entière s’éboule sur leurs talons, lentement, mollement, tandis que se forme ou surgit plus loin une autre cordillère".
On retrouve le style jubilatoire d’Eric Chevillard, avec son inventivité délirante ("sanguine, comme ces oranges congestionnées dont on redoute qu’elles n’entonnent une chanson d’ivrogne au dessert, avant de rouler sous la table"), sa poétique de l’abject ("la cervelle dénouée, gros animal de viande humaine attendrie, sans nerfs, sans âme, ni cet arrière-goût douceâtre de vase, mais délicate, très fine"), son humour absurde et volontiers grinçant : "L’année suivante, il reçoit du gouvernement un prix de 12 000 francs et publie sa méthode dans un livre bientôt célèbre : L’art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales. Mais il rompt avec la comtesse d’Herculaïs, inconstante, capricieuse, fantasque, ça ne pouvait plus durer".

Sur le ton fantaisiste, Eric Chevillard nous parle des origines de la création artistique, de ce qui peut pousser, à trop fréquenter la grotte de l’histoire de l’art, à créer à son tour, même si l'histoire n'est que répétition ("une œuvre universelle qui recoupera toutes les autobiographies et nous dispensera de leur lecture répétitive, évoquant au fil de ses pages le préau, le grenier, la punition, le champignon, la lettre, la rencontre, le mensonge, l’accident, la chanson, le baiser, l’incendie, l’examen, la fracture, la rupture, la tempête"). Et peu importe si l'histoire n'a pas de sens :
"il serait possible de raconter l’Histoire à rebours, partant d’aujourd’hui, en commençant donc par la fin pour remonter le cours des âges jusqu’aux plus anciens vestiges connus, alors on verra se dégager aussi bien une logique de progrès, les effets et les causes intervertis, l’enchaînement des faits nous paraîtrait non moins inexorable. On mesurerait avec le même ébahissement le chemin parcouru par les hommes depuis l'époque des villes automobiles, téléphoniques, peu à peu débarassées de ces nuisances, déconstruites quartier par quartier pour laisser place à la campagne paisible et isolée, à ces villages fermiers où les toits des maisons prenaient appui sur des nids d'hirondelles, avant que de nouvelles amélioraions n'interviennent, toujours dans le sens de la simplification, les lourdes pierres des murs si difficiles à extraire étant astucieusement remplacées par de légères cloisons de branches ou de torchis, pour en arriver enfin au confort de nos cavernes modernes."
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