"Pour produire une perle parfaite, l’huître a besoin d’un petit éclat de matière, d’un grain de sable ou de tout autre corps étranger. Sans ce dur noyau, l’évolution de la perle serait laissée au hasard. Pour que le sentiment de la forme et de la couleur, qui est celui de l’artiste, cristallise en une œuvre parfaite, il lui faut aussi ce dur noyau : une tâche précise où s’appliquer.
Nous avons vu, au cours des siècles, l’œuvre d’art se former sur ce noyau vital. C’est la communauté qui fixait à l’artiste sa tâche : faire un masque rituel, construire une cathédrale, peindre un portrait, illustrer un livre. Il importe relativement peu que ces diverse tâches trouvent encore un écho en nous ; il n’est nul besoin de croire à l’efficacité de la magie dans la chasse au bison, ni d’approuver la glorification de guerres cruelles ou l’étalage du pouvoir et de la richesse pour admirer des œuvres d’art qui furent créées à de telles fins. La perle recouvre entièrement le noyau. […] Même lorsque les commandes se firent plus rares, il resta à l’artiste quantité de problèmes à résoudre et où appliquer sa maîtrise. Quand la communauté cessa de lui assigner des problèmes, c’est la tradition qui le fit à sa place. Elle portait avec elle ces grains de sable, ces noyaux indispensables : des tâches à accomplir ; l’exigence de reproduire la nature est le fait d’une tradition, non celui d’une nécessité intérieure. La constance de cette exigence dans l’histoire de l’art, de Giotto aux impressionnistes, n’implique pas, comme on le croit quelquefois, qu’il soit de "l’essence" ou du "devoir" de l’art d’imiter le monde réel. […] De plus, chaque solution trouvée, même la plus ardue, donnait la possibilité à la génération montante de s’exprimer à son tour. Car l’artiste en révolte contre la tradition dépend encore d’elle puisqu’il en tire l’aiguillon qui dirige ses efforts."
E.H. Gombrich, Histoire de l’art.