samedi 18 avril 2009

Chaleur animale

"Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les contractions musculaires, et qu'il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la température d'un bain tiède.
Bouvard alla chercher leur baignoire - et quand tout fut prêt, il s'y plongea, muni d'un thermomètre.
Les ruines de la distillerie balayées vers le fond de l'appartement dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur de plantes aromatiques s'exhalait - et se trouvant là fort bien ils causaient avec sérénité.
Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.
- "Agite tes membres" ! dit Pécuchet.
Il les agita, sans rien changer au thermomètre ; - "c'est froid, décidément."
- "Je n'ai pas chaud, non plus" reprit Pécuchet, saisi lui-même par un frisson "mais agite tes membres pelviens ! agite-les !"
Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot - puis regardait le thermomètre, qui baissait toujours. - "Je n'y comprends rien ! Je me remue, pourtant !"
- "Pas assez !"
Et il reprenait sa gymnastique. Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.
- "Comment ! douze degrés! - Ah! bonsoir ! Je me retire !"

Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante.
Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique était sourde. Ils grelottaient mais n'osaient bouger, dans la peur d'être mordus.
Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.
Alors le chien aboya ; - et il sautait autour de la balance, où Pécuchet se cramponnant aux cordes, et pliant les genoux, tâchait de s'élever le plus haut possible.
- "Tu t'y prends mal" dit Bouvard ; et il se mit à faire des risettes au chien en proférant des douceurs.
Le chien sans doute les comprit. Il s'efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.
- "Allons ! maintenant ! voilà qu'il a emporté ma culotte !"

G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet.
(Illustrations : Hokusai, la Manga)
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