"L’homme est suspendu entre Dieu et la jeunesse" écrivait Witold Gombrowicz. Que se passerait-il si un individu refusait ce nécessaire continuum entre le désir de perfection et la "face ascendante" de l’apprentissage, refusait follement les limbes du perfectible ? C’est ce qu’a voulu imaginer François Josse dans Petite anatomie de la bienséance. Son héros ne se satisfait pas, précisément, de la tangence de la vie et de l’envie ; il a l’esprit d’escalier, fait des listes de sujets de conversation, rêve d’une vie sociale régie dans ses plus petits détails par des règles, et de composer chaque instant de son quotidien avec une minutie luxueuse et froide. Seulement voilà : sa vie réelle ne correspond guère à son idéal et n’est qu’une "rhapsodie de scrupules".
Véritable rat de bibliothèques, le personnage a de plus en plus de difficultés à entreprendre quoi que ce soit avant d’avoir consulté une bibliographie sur le sujet. "Le plancher chavirait. Je n’avais pas le pied marin pour l’imprévu." : le souvenir crucifiant d’un impair, d’un manque d’à propos, le regret d’une "caresse maladroite, comme le premier déchiffrage d’une partition inconnue" empoisonnent l’existence du héros.
Inéluctablement, le personnage sombre dans une forme de folie, où l’étude et la préméditation prennent le pas sur la vie elle-même: il apprend des répliques par cœur, s’enferme dans le rêve de recommencer une vie idéale ailleurs, et refuse comiquement de toutes les belles occasions (amoureuses, professionnelles) qui s’offrent à lui, dans l’attente d’un hypothétique état de maturité, comme le héros de La Bête dans la jungle d’Henry James.
Dans un style dont la sobriété de préciosité mêlée n’est pas sans rappeler la superbe monotonie de Quignard, François Josse développe un anti-roman d’apprentissage non dépourvu d’humour : on lira avec malice la description des diverses somatisations du personnage, de son obsession de tout calculer (nombre de tenues différentes que doit posséder un homme, plats à consommer selon les saisons...), ou encore des différents acronymes mnémotechniques qui l’aident pour toutes les circonstances de la vie.
Il y a un peu de La Conscience de Zeno dans ce roman où le personnage cherche vainement à se débarrasser de son addiction, mais continue à accumuler les guides de savoir-vivre, les manuels de conversation, sans en être jamais satisfait, et envisage la conversion à la religion juive. Le roman de François Josse se lit comme une méditation sur l’expérience, couronnée par une conclusion tragi-comique, une invitation mélancolique à vivre "dans les jours d’un si précieux maintenant."
(Les citations de cette chronique d’un livre fictif sont tirées de textes de Jankélévitch, Radiguet, Baudouin de Bodinat. La couverture, également fictive, s’inspire de cette photo.)