"De la poésie, je dirai maintenant qu'elle est, je crois, le sacrifice où les mots sont victimes. Les mots, nous les utilisons, nous faisons d'eux les instruments d'actes utiles. Nous n'aurions rien d'humain si le langage en nous devait être en entier servile. Nous ne pouvons non plus nous passer des rapports efficaces qu'introduisent les mots entre les hommes et les choses. Mais nous les arrachons à ces rapports dans un délire.
Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c'est détaché des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots : beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l'usage qu'en fait la poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le beurre ou le garçon d'écurie le cheval, ils connaissent le beurre, le cheval. La connaissance qu'ils en ont épuise même en un sens l'idée de connaître, car ils peuvent à volonté faire du beurre, amener un cheval. [...] Mais au contraire la poésie mène du connu à l'inconnu. Elle peut ce que ne peuvent le garçon ou la fille, introduire un cheval de beurre. Elle place, de cette façon, devant l'inconnaissable. Sans doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que pour mourir. En quoi la poésie est sacrifice, mais le plus accessible. Car si l'usage ou l'abus des mots, auquel les opérations du travail nous obligent, a lieu sur le plan idéal, irréel du langage, il en est de même du sacrifice de mots qu'est la poésie."
Georges Bataille, Digression sur la poésie et Marcel Proust.
(Illustration : Susan Rothenberg)