"La composition d'un tableau comme le modelage d'une statue ou la rédaction d'une page sont soumis à cette loi. Peindre ou décrire un corps ne saurait éviter de passer par son morcellement et n'en propose, même si ce ne l'est pas de façon explicite comme Géricault, que des tronçons : tel drapé isole une épaule, tel clair-obscur ne met en lumière qu'un torse ou un genou, tel traitement insiste sur le relief d'une jambe, ou d'un dos. L'art est travail de boucher. Pour faire oeuvre le regard est condamné, tel celui du voyeur ou du tortionnaire, à prendre plaisir aux ratés du corps et de ses gestes, à ses malpropretés, à ses grossièretés, à ses limites. [...]
On ne peut pas voir le corps. S'il est tabou, ce n'est pas pour le préserver de la cupidité du regard toujours disposé à le dépecer, c'est parce qu'il est à jamais invisible. On ne parvient pas au terme de sa contemplation. Telle une note qu'il n'est pas possible de tenir indéfiniment, le corps échappe aux yeux ou se dénature sous leur faisceau, s'y vrille, s'y gauchit. Bien vite il n'est plus qu'une sorte d'ectoplasme fluide comme du sable entre les doigts."
Patrick Drevet, Petites études sur le désir de voir.
(Illustration : Paul Klee)