"La première chose dont je sois tombé amoureux dans ce foutu pays, ce sont les épouvantails des paysans japonais. [...] Toujours un peu pourris et gonflés, avec quelques lents soubresauts, leur air mortellement anxieux, leur fumet amer de toile et de paille verreuse et leurs gestes qui n'éloignent pas mais qui invitent "Venez crever chez nous" et sont de ce simple fait beaucoup plus repoussants. Fin septembre venu les champs de riz sont comme de grandes maladreries peuplées de ces lépreux blancs plantés de biais ici et là et qui communiquent par ébauches de gestes télégraphiés, renoncent, essaient encore au prochain coup de vent, puis retombent dans un abattement toujours plus sinistre. Il y a là toute une petite parodie de la vie vivante, de l'engourdissement qui nous lie les bras et de tout le coton qui nous remplit la bouche, qui se joue de l'aube à la nuit pour le seul bénéfice des nuages et dont nous ferions bien de tirer une leçon.
[...]
J'aime donc ces épouvantails et j'ai mes raisons : premièrement la riche imagination qui s'y révèle et qui ne pourrait se révéler ailleurs. Ensuite, je n'aime guère le "grand art", non pas parce qu'il est grand, mais parce qu'on me le présente comme tel. On me fait l'article, on m'intimide : "Vous allez voir une merveille de l'école de Kano" et je vois des iris, mais le mode d'emploi est si bien tourné que je me demande où est ma découverte à moi et que je ne sais plus au juste si je ressens quelque chose. Je me trouve aux prises aussi avec une sorte de moi subalterne qui s'en laisse imposer par tout cet appareil et essaie en douce de se mettre à une sorte de garde-à-vous culturel et quand je m'en avise je lui flanque des coups de pieds dans les jarrets, des coups de genou dans le ventre, si bien qu'en sortant du musée je suis tout sens dessus dessous et n'ai pas plus d'opinion qu'avant d'y être entré. Mais si je reste planté, de la boue jusqu'aux genoux, en pleine rizière, devant un tel épouvantail ricanant, personne ne vient me faire l'article ni citer des écoles. Pas d'école aujourd'hui."
Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises.
(Illustration : Nicolas Bouvier)
Bela Bartok, Molto moderato, extrait des Huit Improvisations sur des chants populaires hongrois, op.20 (1920), Zoltan Kocsis.