"Il faut des coups de chance et bien de l'incalculable pour qu'un homme en qui sommeille la solution d'un problème entre en action - "en éruption", pourrait-on dire - au moment propice. En moyenne, cela ne se produit pas, et dans tous les coins de la terre se tiennent des hommes qui attendent, qui savent à peine à quel point ils attendent, mais moins encore qu'ils attendent en vain. Parfois encore, le cri qui les éveille, ce hasard qui donne "l'autorisation" d'entrer en action, vient trop tard, - au moment où le meilleur de la jeunesse et de la force d'agir a déjà été consommé à rester assis ; et combien d'hommes ont trouvé avec effroi, en "bondissant sur leurs jambes", leurs membres engourdis et leur esprit déjà pesant ! [...] Le "Raphaël sans mains", le mot étant pris au sens le plus large, ne serait-il pas, au royaume du génie, non l'exception, mais bien la règle ? - Peut-être n'est-ce pas le génie qui est si rare : mais bien les cinq cents mains dont il a besoin pour tyranniser le Kairos, "le moment propice", pour empoigner le hasard aux cheveux !"
F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.
(Illustration : Ursus Wehrli, d'après Van Gogh)