"Regardons maintenant ce portrait de femme par Clouet, et interrogeons-nous sur les raisons de l'émotion esthétique très profonde que suscite inexplicablement, semble-t-il la reproduction fil par fil, et dans un scrupuleux trompe-l'oeil, d'une collerette de dentelle.
L'exemple de Clouet ne vient pas par hasard ; car on sait qu'il aimait peindre plus petit que nature : ses tableaux sont donc, comme les jardins japonais, les voitures en réduction, et les bateaux dans les bouteilles, ce qu'en langage de bricoleur on appelle des "modèles réduits". [...] Car il semble bien que tout modèle réduit ait vocation esthétique - et d’où tirerait-il cette vertu constante, sinon de ses dimensions mêmes ? - ; inversement, l’immense majorité des oeuvres d’art sont aussi des modèles réduits. [...] Enfin, même la « grandeur nature » suppose un modèle réduit, puisque la transposition graphique ou plastique implique toujours la renonciation à certaines dimensions de l’objet : en peinture, le volume ; les couleurs, les odeurs, les impressions tactiles, jusque dans la sculpture ; et, dans les deux cas, la dimension temporelle, puisque le tout de l’oeuvre figurée est appréhendé dans l’instant.
[...]
À l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c'est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique.
Nous n’avons jusqu’ici envisagé que des considérations d’échelle, qui, comme on vient de le voir, impliquent une relation dialectique entre grandeur - c’est-à-dire quantité - et la qualité. Mais le modèle réduit possède un attribut supplémentaire : il est construit, "man made", et, qui plus est, "fait à la main". Il n’est donc pas une simple projection, un homologue passif de l’objet : il constitue une véritable expérience sur l’objet ; or, dans la mesure où le modèle est artificiel, il devient possible de comprendre comment il est fait, et cette appréhension du mode de fabrication apporte une dimension supplémentaire à son être ; de plus - nous l’avons vu à propos du bricolage, mais l’exemple des "manières" des peintres montre que c’est aussi vrai pour l’art -, le problème comporte toujours plusieurs solutions. Comme le choix d’une solution entraîne une modification du résultat auquel aurait conduit une autre solution, c’est donc le tableau général de ces permutations qui se trouve virtuellement donné, en même temps que la solution particulière offerte au regard du spectateur, transformé de ce fait - sans même qu’il le sache - en agent. Par la seule contemplation, le spectateur est, si l'on peut dire, envoyé en possession d'autres modalités possibles de la même oeuvre, et dont il se sent confusément créateur lui-même, qui les a abandonnées en les excluant de sa création ; et ces modalités forment autant de perspectives supplémentaires, ouvertes sur l'oeuvre actualisée. Autrement dit, la vertu intrinsèque du modèle réduit est qu’il compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles."
Claude Levi-Strauss, La Pensée sauvage.
"Parce que je sais que cette nuit tu dois faire en condensé et en accéléré ce qui demande aux bourgeois et aux amoureux beaucoup de temps, quelquefois toute une vie. C'est pour cela que tu es un artiste, comme ceux qui savent sculpter toute une scène de bataille sur un caillou minuscule ou peindre sur un morceau d'ivoire de la taille d'une main une ville populeuse, avec foule, équarrisseurs, chiens et clochers d'église. Car l'artiste, et lui seul, sait faire voler en éclats les lois de l'espace et du temps !"
Sandor Marai, La Conversation de Bolzano.
"Le monde est ma miniature, car il est si loin, si bleu, si calme, quand je le prends où il est, comme il est, dans le léger dessin de ma rêverie, au seuil de ma pensée ! Pour en faire une représentation, pour mettre tous les objets à l'échelle, à la mesure, à leur véritable place, il faut que je brise l'image que je contemplais dans son unité et il faut ensuite que je retrouve en moi-même des raisons ou des souvenirs pour réunir et ordonner ce que mon analyse vient de briser. Quel travail ! Quel mélange impur aussi de réflexion et d'intuition ! [...] Laissons donc un instant le Monde au punctum remotum de la rêverie, quand notre oeil détendu, signe subtil de tous nos muscles au repos, comble du repos, nous fait prendre conscience de notre paix intime et de l'éloignement pacifique des choses. Alors tout s'amenuise et tient dans le cadre de la croisée. C'est là qu'est peinte, dans son pittoresque et sa composition, l'image du Monde. Elle est l'image à la fois la mieux composée et la plus fragile parce que c'est l'image du rêveur, de l'homme délivré des soins prochains [...]. Une chute un peu plus profonde dans l'indifférence, et aussitôt la miniature se ternira, le Monde se dissoudra. De la rêverie, l'homme immobile tombera dans le rêve. [...] C'est comme miniature que le Monde peut rester composé sans tomber en morceaux. Il y a donc deux manières de perdre l'univers sensible : ou bien ma rêverie objective s'évaporera tout entière en me laissant glisser dans le rêve proprement dit ; ou bien ma rêverie objective se condensera en représentations, et l'univers sensible s'éparpillera en une pluralité d'objets en même temps que mon âme se dépensera en une pluralité de caprices."
Gaston Bachelard, Le Monde comme caprice et miniature.
(Illustrations : peintures de Jean-Marie Faverjon, de Paulus Moreelse, photographie de Polly Gaillard, scène finale de Nostalghia d'Andréi Tarkovski)