mardi 8 septembre 2009

Antonio Lobo Antunes : Le Cul de Judas

"Je n’ai pas l’habitude de ces temples exotiques où l’on ne sacrifie plus des viscères d’animaux, mais son propre foie, modernes catacombes auxquelles les lumières rares des lampes votives et le murmure d’oraison des conversations confèrent une tonalité de religion sacrilège dont le barman est le veau d’or […]. Vous voyez ; rien n’a changé, seulement nous nous croyons athées parce qu’au lieu de nous frapper la poitrine c’est le médecin, qui frappe pour nous avec le diaphragme de son stéthoscope."
Sur le dispositif - largement éprouvé depuis La Chute ou Le Bavard - du monologue adressé à un interlocuteur jamais entendu, dans un bar anonyme, Le Cul de Judas (1979), deuxième roman de l'écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, déploie un univers d’un baroque mal léché qui, lui, évoquerait plutôt Voyage au bout de la nuit ou Heart of darkness.
Dérivant de l’enfance, dans des appartements qui sentaient "le renfermé, la grippe et les biscuits", aux deux ans de guerre coloniale en Angola, Lobo Antunes nous immerge dans un récit foisonnant, lente cacophonie d’épithètes et de métaphores inégalement traduites : les arbres d’octobre "se recroquevillent comme des bites transies après un bain de piscine", les mariages sont "chastes comme des notaires hypermétropes et des messes du septième jour", les feuilles déchirées des bananiers "pareilles à des ailes d’archange en ruine", et le crépuscule des Tropiques "furtif et inintéressant comme le baiser d’un couple divorcé par consentement mutuel."

C'est parfois, pour l'inventivité luxuriante, les interminables phrases, l’ébriété stylistique, à Bruno Schulz que fait songer l'écriture cultivée mais âpre de Lobo Antunes, même si la référence détonne avec le fort ancrage dans l'histoire politique et la culture lusitanienne, adorée et abhorrée ("pays vieux, maladroit et agonisant, d’une Europe couverte d’une furonculose de palais et de calculs rénaux de cathédrales malades").
L'expérience de la guerre - réduite à l'opacité d'une sensation et d'une texture, eau trouble comme du papier mâché, contact sous les doigts d’une poitrine défoncée par un obus - devient la métaphore d'une solitude qui est la condition même de vivre : "nos passés vus par le petit bout de la lorgnette que sont les lettres et les photos gardées au fond des valises, sous le lit : vestiges préhistoriques, à partir desquels nous pouvions concevoir, tel un biologiste examinant une phalange, le monstrueux squelette de notre amertume."
Il y a comme une ambition encyclopédique dans la succession des chapitres précédés des lettres A à Z, dépeignant une existence en accéléré, de l’enfance à l'âge adulte, et dans une prose qui se lit comme un collage composite et saturé de références littéraires, musicales et picturales. En tressant les fils narratifs à la façon de Claude Simon, et par le raccourci des métaphores, l'auteur condense en une phrase les époques différentes, associe le sublime et le cru.
"Chez vous, sans appareils, avec seulement dix minutes d’exercice, devenez un homme ;
Obtenez la confiance de vos chefs et l’amour des femmes grâce à la méthode culturiste Samson ;
Grandissez de treize centimètres sans fausses semelles avec la technique de prolongation des tibias Gulliver ;
Vous êtes anxieux ? vous vivez tristement ? Le magnétisme astral en conq leçons vous redonnera la confiance dans le futur ;
Vous ne trouvez pas d’emploi ? Combattez la calvitie avec l’huile biologique hirsutex (riche en algues canadiennes) et toutes les portes s’ouvriront devant vous ;
Si vous ne vous déshabillez pas sur la plage par honte de vos épaules étroites demandez dans les bonnes maisons spécialisées le prospectus explicatif : « J’ai conquis mon épouse grâce au Claviculum électronique »."
"Un homme pour plus tard" : l’enfant jugé trop maigre par ses tantes au début du récit, revenu homme après deux années dans l’enfer de la guerre, entend de la même tante, à l’extrême fin du livre, par un effet de boucle d’une ironie grinçante : "Tu as maigri. J’ai toujours espéré que l’armée ferait de toi un homme, mais avec toi, il n’y a rien à faire." Le roman de Lobo Antunes se donne aussi à lire comme une interrogation sur l’idéal masculin, et comme la dérision amère d'une virilité postiche dictée par la famille et la société. Pris entre les injonction de "la petite voix intérieure qui s’entête à réclamer de moi des prouesses de Zorro" et les réclames publicitaires pour les perruques affichant des "chauves hirsutes satisfaits", le narrateur distille une âcre morale sur l’accomplissement de soi et sur l’expérience, cet impossible littéraire, qui, lorsque l'on croit l’avoir saisi, "s’éloigne tranquillement de vous, au petit trot de l’indifférence, sans même vous lancer un regard".
"Cette espèce de caveau où j’habite, ainsi vide et raide, m’offre d’ailleurs, une sensation de provisoire, d’éphémère, d’entracte, qui, entre parenthèses, m’enchante : je peux me considérer comme un homme pour plus tard, ajourner définitivement le présent jusqu’à pourrir sans jamais avoir mûri, les yeux brillants de jeunesse et de malice, comme ceux de certaines vieilles de village."
Le dernier roman d'Antonio Lobo Antunes, O Arquipélago da Insónia ("L'archipel de l'insomnie"), pas encore traduit en français, est paru en 2008. Pour patienter, on regardera l'écrivain lisboète expliquer dans cette conférence de 2008 que l’écriture est, comme ce qui manque aux impuissants sexuels, "la capacité d’incorporer la violence dans la tendresse".


Ivan Fedele, Imaginary Skylines (début).

(Illustrations : Eric Fischl, Betty Goodwin)
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