dimanche 27 juillet 2008

Victor Segalen : Equipée

« Peint sur la soie mobile du retour, tout ce qui suit du voyage m'apparaît désormais tout déroulé d'avance. C'est d'avance un paysage familier, comme la ville fictive de tous les soirs que le grand Empereur capricieux et casanier, aimant à la fois ses habitudes et de voyager, faisait déployer à chaque étape, en l'horizon de son camp. Il y voyait là les formes des palais, les monts et les eaux, les nuages domestiques de son ciel et de sa ville capitale. Il dormait bien. »
Victor Segalen écrit Equipée, un ensemble de 28 fragments dont certains peuvent se lire comme de véritables poèmes en prose, en marge des relevés archéologiques qu’il effectue en Chine entre 1914 et 1915. L’incipit, à l’instar de celui du roman René Leys (« j’avais cru le tenir d’avance, plus fini, plus vendable que n’importe quel roman patenté… »), dévoile d’abord le projet en creux, en négatif : non, il ne s’agira pas d’un journal de voyage.
« J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d'aventures, feuilles de route, racontars — joufflus de mots sincères — d'actes qu'on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués. »
Point de descriptions, point d’éblouissements. La figure même de l’archéologue s’efface, et celui qui serait curieux de détails pittoresques sur la civilisation chinoise en sera pour ses frais. Le propos de Segalen est résolument poétique, et si la Chine incarne ici le radicalement autre, c’est presque incidemment.
Sous-titré « Voyage au pays du réel », le livre de Segalen décline obsessionnellement l’idée d’un affrontement du réel et de l’imaginaire. Plus près de nous, Hervé Guibert imaginait dans son Voyage avec deux enfants un dispositif un peu semblable, en faisant succéder au récit rêvé-fantasmé du voyage le récit rédigé après que le voyage avait eu effectivement lieu (peut-on encore écrire le voyage réel ?).
Quand Segalen (d)écrit, c’est toujours au prisme de ce qu’il a imaginé, toujours relativement aux images et aux récits préalables dont il a anticipé l’escale : la distance entre ce que promet la carte et le paysage observé (la rencontre avec les vieillards dans le village absent de la carte, fragment 20), entre la découverte archéologique escomptée et la découverte réelle (séquence de la statuette érodée, fragment 23) est le véritable objet de sa prose.
Et c’est, plus intimement, la tension entre l’existence rêvée et la vie accomplie qui préoccupe l’auteur, ainsi qu’on le comprend lors de la rencontre de l’alter ego adolescent, fragment 25 : « le geste adolescent du visage, et l’inespérable charme de tous les espoirs devinés à cette heure et que la dure réalisation étouffe un à un (…) prêt à tout, prêt à d’autres lieux, prêt à habiter d’autres possibles… Riche de tout ce qu’il espère, et négligent de ce qu’il a ». Une sourde et juvénile nostalgie habite le poète face à l’infinité des possibles sacrifiés par une vie.

Et puisqu’il s’agit d’aller d’un point A à un point B, du virtuel à l’actuel, revient fréquemment la question de la marche. Le poète nous fait part des observations les plus techniques sur la sandale, l’art de choisir un bon porteur, la foulée, la fatigue. Et l’une des rares allusions à la culture chinoise se lit dans le fragment 5, dans la description du li :
« il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais en "li". C'est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre de li. »
Ni le temps des horloges ni les unités métriques ne rendent comptent de la tribulation existentielle du voyageur ; là encore, certaines idées se vérifient : le sésame qui clôture le livre («inconnu») fait résonner le texte de Segalen sur une morale radicalement subjective et incommunicable de l’expérience intérieure.
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