dimanche 10 août 2008

Pascal Quignard : Les Escaliers de Chambord

Parmi l’abondante bibliographie quignardienne, entre les essais (La Haine de la musique, Le Sexe et l’effroi) et les livres «hybrides» (Les petits traités, Dernier royaume), on trouve également quelques romans de facture apparemment traditionnelle : il en va ainsi des Escaliers de Chambord (1989), avec ses 24 chapitres de longueur calibrée, précédés chacun, dans une pure tradition classique, d’une épigraphe. Quignard y démontre son éclatante maîtrise du récit, son sens de l’ellipse, de l’alternance des tempos, des personnages secondaires mémorables, des dialogues savoureux. Mais l’excellent romancier est surtout écrivain.

Il y a, d’abord, le bel ennui du style de Pascal Quignard. Lire Quignard, c’est un peu comme écouter du François Couperin (par exemple « Les Charmes », ou « Les Idées heureuses »…), très tard dans la nuit, à bas volume pour ne pas réveiller les voisins. Un univers feutré, et un mélange très singulier de maniérisme et de minimalisme. C'est un style à cordes pincées. Les phrases, le plus souvent courtes, ne répugnent pas à l’occasion à des constructions plus tortueuses, comme la discrète exhibition d’une excentricité :
« avec une espèce d’humilité plus humaine – plus humaine que la coquetterie ou les grands airs très zoologiques du désir –, de honte partagée, de paix faite, tiède, peu à peu prometteuse d’une volupté venant lentement s’effilocher dans le sommeil. ».
Il y a ensuite un univers : ici, le milieu des collectionneurs de jouets anciens, décrit comme une étrange mafia égocentrique et snob, communiquant par codes. Dans ce monde très stylisé, pourtant, surgissent la maladie, l’accident, la mort, la démence, l’amour. La métaphore du titre distille ainsi comme une morale lévinassienne dans l’ensemble du livre ; l’ADN, la tresse, les escaliers du château de Chambord forment un petit système de symboles (« C’était sans doute ainsi que les cœurs s’accordaient. Ils tâtonnaient dans la parade et les symboles ») qui parcourt le texte :
« les deux montées conçues jadis par Leonard de Vinci autour du vide central, vertigineux […] superposaient leur révolution de telle sorte qu’on ne cessait de voir l’autre sans le rencontrer jamais. On était pourtant sans cesse face à face, excité, impatient. […] Sans cesse on montait seul. Sans cesse on descendait seul. Sans cesse on était abandonné de celui qu’on avait sous les yeux. »
Ce qui nous rappelle l’avance amoureuse décrite par Jean-Luc Marion dans Le Phénomène érotique :
« Autrui m’apparaît donc fini, parce que mon avance vers lui ralentit, s’éteint et disparaît, non pas l’inverse. La fin de l’avance rend autrui fini, loin qu’aucune finitude d’autrui ne justifie la fin de l’avance. Autrui me devient fini, parce qu’il entre peu à peu (à mesure que mon avance diminue) dans mon champ de vision, s’y immobilise et finit par m’y faire face, massivement, frontalement, objectivement, au point de rester le point de fuite que je visais par avance, sans le voir vraiment ni le comprendre jamais. »
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