Dérogeons à la ligne éditoriale de ce blog, et parlons pour une fois de ce dont tout le monde parle. Il est des livres dont, si on ne les évoquait pas à leur sortie, on ne parlerait jamais.
Le programme de l’Antimanuel de littérature de François Bégaudeau est ambitieux. Il s'agit de reprendre et interroger tous les présupposés des manuels de littérature en usage au lycée : la littérature existe-t-elle ? la littérature est-elle indispensable ? la littérature est-elle morte ?...
Mais à qui s'adresse François Bégaudeau dans cet "antimanuel" ? pas aux lycéens (c’est lui-même qui le dit), mais pas davantage à l’honnête homme soucieux de parfaire sa culture. Pas sûr que le non-initié apprécie, par exemple, le sel de la blague sur l’emploi du mot "langue", tellement à la mode dans les milieux littéraires, au sujet de Victor Hugo. Il ne s’adresse pourtant pas davantage aux universitaires, qu’on imagine aisément irrités par le petit jeu des notes de l’éditeur et notes de l’auteur se renvoyant plaisamment la balle en bas de page. Bégaudeau écrit : "C'est le cas de ce qu'on appelle Nouveau roman, exemplairement de Claude Simon. Sur la route des Flandres, l'histoire et l'Histoire piétinent [...]". Note de l’éditeur : "Allusion masquée au roman La Route des Flandres, 1960". Sic. Les amateurs se sentiront méprisés, les professionnels infantilisés.Sur le mode de la digression permanente, Bégaudeau énumère tous les clichés possibles sur la littérature, s’en moque gentiment, joue un peu avec, et passe à autre chose. De loin en loin, il donne son point de vue de lettré sur l’actualité des médias (l’usage du mot "tsunami"), confond style et préciosité, règle quelques comptes (Richard Millet, Yasmina Reza). Il nous assène pourtant quelques grandes vérités intangibles : la littérature est par essence fascinée par le corps de la femme, la littérature est de préférence dépressive, l’écrivain est misanthrope et fermé au monde, l’art c’est de cacher l’art. Ah, et aussi : il ne faut jamais mettre de virgule avant le mot "et" (p. 222). Il n'explicite même pas (il aurait du mal) ses propres présupposés (pourquoi devrait-on préférer la concision et la sobriété à la préciosité et l’emphase ? préférer peu de virgules à beaucoup de virgules ?).
Chacun sera libre d’apprécier ou non l’humour potache et/ou méchant de Bégaudeau. Dans tous les cas, il faudra faire avec : si on expurgeait le livre de toutes ses saillies supposées drolatiques, il tiendrait en dix pages. C’est comme un blog : si vous n’aimez pas le ton et l’humour de l’auteur, il ne vous donnera jamais envie de lire les livres dont il parle.
Alors de quoi est-il question dans le livre de Bégaudeau ? Beaucoup de Bégaudeau lui-même, en fait, qui ne recule devant aucune occasion d'auto-promotion, et agrémente son texte de passionnantes notations autobiographiques : Bégaudeau n’a pas adhéré à l’UMP, page 40, Bégaudeau a rendez-vous avec Jeanne à 17h15 métro Saint-Maur page 59, commande une Grimbergen éventée page 71, ennuie Jeanne page 101, et caetera.
On n’est pas à l’abri de lire quelques heureux raccourcis : la littérature comme "distinction intransitive", par exemple, ou encore Flaubert comme écrivain post-systématique, le Nouveau roman comme vertical et fantasmatiquement pictural. La charge contre les analyses d’allitérations dans les commentaires composés est aussi plutôt bien vue.
Dans un article qui nous avait paru de mauvaise foi, Pierre Assouline ne sauve de ce livre que l’iconographie et la sélection des textes. Reste l’iconographie. Le lecteur sera mieux avisé d’acquérir directement les œuvres de Gombrowicz et Henri Michaux, que Bégaudeau cite en effet beaucoup, mais dont il n’a ni la profondeur ni l’humour.