
"tout est vain, fors la honte et le préjudice, le rassasiement des sens n’étanche pas le désir, d’un désir satisfait cent autres surgissent encore plus impérieux, les actes nés des désirs les plus purs agonisent dans l’infamie et peut-être même qu’il n’y a pas de purs désirs, le besoin de violence et de cruauté secoue la nature de l’homme, (…) dans la prison de sa chair et de son esprit, il cherche désespérément et en vain une issue, c’est en vain qu’il s’agrippe aux apparences d’un salut, il ne peut s’oublier que dans la violence, une violence déparée d’illusions, nue et noire comme la haine, voilà ce qu’il pouvait penser chevauchant solitaire par la forêt"Le roman d’Andrzejewski, il est vrai, ne contient pas une mais deux phrases : la première de la page 7 à 158, et la deuxième et dernière : "Et ils marchèrent toute la nuit." Car c’est de marche, d’avancée inexorable, qu’il est ici question : marche vers un but lointain et irréaliste, absurde mais nécessaire. Inspiré de l’épisode mythique de la Croisade des enfants, comme le texte éponyme de Marcel Schwob, Les Portes du Paradis évoque ces romans de Virginia Woolf où se succèdent les monologues intérieurs des différents protagonistes : un à un, les enfants vont se confesser auprès du vieux moine qui les accompagne, et qui va peu à peu découvrir que les raisons des jeunes croisés sont loin d’être du seul ressort de la foi. La convergence des récits va conduire à une fin grandiose, comme un lent et assourdissant crescendo.
Méditation sur le désir et l’amour, le roman interroge aussi le rapport de l’homme à l’Histoire. Dans la belle traduction de Georges Lisowski, le style de l’écrivain polonais prend un accent atemporel par l’emploi de périphrases éculées ("les lances ardentes du soleil"), la simplicité et la banalité épiques des métaphores : "c’est alors que j’ai compris que la souffrance est l’ombre naturelle projetée par tout amour, on ne peut ne pas aimer, mais aussitôt que l’on aime l’amour se dédouble en amour et en souffrance".