"Tu pourrais t'effondrer d'un seul bloc dans la néant où vont les morts : je me consolerais si tu me léguais tes mains. Tes mains seules subsisteraient détachées de toi, inexplicables comme celles des dieux de marbre devenus poussière et chaux de leur propre tombe. Elles survivraient à tes actes, aux misérables corps qu'elles ont caressés. [...] Redevenues innocentes, puisque tu ne serais plus là pour en faire tes complices, tristes comme des lévriers sans maître, déconcertées comme des archanges à qui nul dieu ne donne plus d'ordre, tes vaines mains reposeraient sur les genoux des ténèbres. [...] Avec de petits sanglots satisfaits, je repose la tête comme un enfant, entre ces paumes pleines des étoiles, des croix, des précipices de ce qui fut mon destin."
Marguerite Yourcenar, Feux.
"Conquêtes de la station debout, les mains témoignent d'un affranchissement qui a engendré le désoeuvrement, et le désir. Elles sont belles du pouvoir qu'elles ont d'être inutiles et de baller ou de reposer, encombrées seulement d'elles-mêmes, propres à refléter le dénuement auquel l'homme en les acquérant s'est voué. [...] Les veines y cheminent, venues du fond du corps et affleurent là, gonflées. L'éclairage souligne leur relief comme il soulève, dirait-on, l'ensemble de la main, ou du moins la tient soulevée, lui confère une substance qui paraît impondérable, lui permet de demeurer comme suspendue. Les mains de l'autre sont ce qu'il a de plus réel. Toujours en avant de lui, elles sont toujours en avance sur lui, toujours plus pleines, toujours plus savantes. Elles trempent dans le présent qu'elles aiguisent et façonnent. [...]
Il n'est pas de main qui n'en appelle avec sa nudité au contact d'une autre peau. Elle semble toujours se retenir de céder à une attirance. Elle magnétise d'une charge aspirante l'espace au coeur duquel elle se tient."
Patrick Drevet, Paysages d'Eros.