Il est étonnant de constater les effets de mimétisme que la musique de Feldman induit dans le style même de l’auteur : litaniques, les noms propres (Hildegard Kleeb, Bunita Marcus, Morton Feldman), ponctuent des phrases le plus souvent nominales, immobiles, à la syntaxe étrange et statique, par les brefs retours sur soi, les légers tournoiements. Les propositions sont courtes, hésitantes comme la musique de Feldman : "au piano, que déserte, semble-t-il sans avoir rien prévu, chacune des notes à peine osées".
Avec un sens certain de la formule ("les divagations lentes", "un amas monumental d’espoirs déçus"), le narrateur s’emploie à décrire les circonstances diverses, en différents lieux du monde, où il s’est livré à l’expérience de For Bunita Marcus, comme si ces rituels étaient l’ultime alternative de mise en scène que nous laissait une telle œuvre.
La métaphore picturale, abondamment et paradoxalement cultivée par Feldman lui-même (par détestation des références littéraires), revient fréquemment dans le livre. La musique de Feldman, à la façon des gigantesques toiles de ses amis peintres expressionnistes abstraits (Pollock en particulier), plonge dans une dimension où le tempo lentissime et les proportions gigantesques de l’œuvre (For Bunita Marcus dure 70 minutes environ) remettent en question les fondements habituels de l’écoute (mémoire et conscience de la forme) pour susciter de saisissants effets de proximité : sur 70 minutes, il y a, naturellement, des moments où l’auditeur se retire dans ses pensées privées, mais pour se retrouver l’instant d’après nez à nez avec la musique et le son d’une manière sans pareille, pendant une interminable fraction de seconde. Il en résulte ceci que, à la différence de beaucoup de musiques dites "savantes" de la deuxième moitié du XXème siècle, la toute première écoute d’une œuvre de Feldman est tout aussi passionnante que la cinquantième. On ne se baigne jamais deux fois dans la même œuvre de Morton Feldman.
Tout dramatisme et toute expression abolis ("la musique post-atomique par excellence", Pascal Dusapin), la musique de Feldman est un peu comme une Vanité : une interrogation sur la perception et l’humilité fondamentale de l’écoute. Une "métaphysique de l’intime" écrit Belhomme.
Semé de citations amoureusement choisies ("La musique est un disparaître", Ponge ; "Le temps a une couleur de nuit", Garcia Lorca), l’opuscule énigmatique et poétique de Guillaume Belhomme invite à la relecture ; ses cinquantes brefs paragraphes ne sont peut-être pas l’introduction idéale à "l’inquiétude accueillante" de For Bunita Marcus, mais captiveront l’auditeur curieux et sincère.
"Et les répétitions, à défaut de consoler, ne rassurent pas toujours, mais interrogent d’autres mémoires."(Illustration de Momoko Sudo)