jeudi 15 janvier 2009

Sagesse populaire

"Sur ce point, la sagesse des philosophes reçoit - pour une fois - une confirmation de la sagesse populaire. Elle aussi prétend atteindre cet unique idéal : je n'y aurais pas de plus grand devoir que de prendre soin de moi, en gérant la satisfaction de mes désirs, la santé de ma chair, la sérénité de mon psychisme, bref en m'élaborant des conditions de vie qui me fassent survivre à l'interrogation "à quoi bon ?", voire qui me la rendent ridicule, à son tour vaine. Je dois prendre soin de moi ("take care !"), parce que, admet-on implicitement, nul autre ne le fera à ma place, ni ne se souciera de mon moi ("who cares ?"). Dès lors, ce soin de soi par soi devient strictement un devoir moral ("charité bien ordonnée commence par soi-même"), faute duquel on compromettra tout autre devoir envers quiconque ; car, par ma faute, je serai passé par pertes et profits ("au temps pour moi", "chacun pour soi"). Les moyens mis à disposition d'une telle éthique ne manquent pas ; et quand ils manquent - si je ne parviens pas à me satisfaire directement de moi-même -, il s'en trouve encore de substitution. Ainsi le mimétisme social met-il toujours en scène d'autres que moi, des idoles (les bien nommées), plus heureux que moi et dans la gloire desquels je pourrai indirectement m'aimer moi-même ; ou du moins garder la possibilité de m'aimer moi-même, telle qu'ils prétendent la réaliser ; il me suffira d'imiter tangentiellement leurs exemples - et pourquoi n'y parviendrais-je pas, à force de mensonges à moi-même ? Pour satisfaire à la question "m'aime-t-on - d'ailleurs ?", il suffirait de me conformer à l'image de ceux que tous aiment, afin que tous m'aiment fantastiquement et, à la fin, que moi aussi, par procuration, je finisse par m'aimer. La socialisation anonyme de ma conscience assurerait sans transition l'autonomie de l'amour de soi."
Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique.
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