lundi 13 avril 2009

Le goût vivant de la vie

"Le sel, maintenant : une saveur dans les larmes; sur les lèvres, le goût vivant de la vie; dans la mémoire des êtres récents, des êtres précaires, le soupçon qu'il fut jadis dans la mer la source de leur malédiction et de leur coûteuse gloire.

Plus inconsistant que le talc et les corps les plus meubles, ceux qui s'en vont en farines ou qui s'accomplissent en pollen; plus tendre que le graphite qu'emporte un effleurement; plus friable que le mica, que le gypse et que toute roche qui s'écaille en lamelles papyracées; le sel plus frêle encore, à la merci de la goutte d'eau, une saveur dans une humeur, une levure dans l'océan, quelque chose d'irrité qui appelle l'apaisement; et avide, extasié; le sel transfuge de la sérénité minérale; une sève, une fièvre; anonyme et contagieux; fauteur d'émeutes; dans l'écorce rêche de la planète, sous la façade d'un carrelage de lumière, peut-être les prémices encore lointaines de ce qui s'appellera plus tard émotion, une manière futile, instable, non d'exister, mais d'éprouver la piqûre de l'existence.

[...]

L'histoire entière de la vie est battement de cil; respir de substance ourlée, qui s'épand et se rétracte; un faible effort lassé d'échapper à la géométrie originelle et qui cependant attend d'y trouver le repos, une dernière et plus profonde ankylose.

Quel empire commença, où l'angle droit, l'Immobile, ne fut plus la règle, mais le miracle ? Là, il n'est rien qui ne proclame les tares et les crampes d'un règne versatile, la douleur, les larmes dans le larmier chargées d'un sel dilué, oublieux des superbes cristaux de jadis, image de la loi épuisante qui exige désormais de tout être qu'il soit bref et incomplet, comme nous sommes : à travers gènes et chromosomes, plus perpétuels que tranquilles."

Roger Caillois, Pierres réfléchies.
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