mercredi 10 juin 2009

Sandor Marai, Libération

Bref roman rédigé d’une traite par Sandor Marai au sortir de la guerre, Libération (1945) ne compte pas parmi les œuvres les plus connues de l’écrivain hongrois. Saisi, captivé par la simplicité sans ostentation de l’écriture, l’assurance tranquille de son classicisme, le lecteur y découvre un récit magistralement construit, long flash-back - à ceci près que le narrateur nous frustre de la situation attendue depuis l'incipit (les retrouvailles avec le père), qui reste tragiquement hors-champ, tandis que le texte, en chemin, s'est lentement acheminé vers le drame, imprévisible et cru. Et s'est attardé sur le portrait lucide d’une humanité que la peur et le confinement dans les caves révèlent comme un précipité, en ses plus mesquins attributs.
Comme toujours chez Sandor Marai, on est frappé par le dispositif presque opératique du récit, un découpage dramaturgique si indiscret qu'il semble appeler la mise en musique : chœur des habitants de la cave, solo de la femme qui décrit le médecin des camps de la mort, solo d’Elisabeth face au soldat russe... Marai se fiche pas mal du réalisme. Une indécision, un flou presque kafkaïen pèse sur les prémisses : pourquoi le père est-il poursuivi par les Allemands ? pourquoi le "sabbathien" accepte-t-il d’offrir son aide ? pourquoi telle ou telle arrestation ? pourquoi la panique et pourquoi le soulagement ? A moins qu’en dépeignant ainsi le règne de l’arbitraire, le narrateur ne rende mieux justice à la réalité de la situation de guerre, et d’un régime de la connaissance lui-même bouleversé dans ses fondations : "elle sait qu’un stimulus nerveux se déplace dans l’organisme à cent vingt-six mètres à la seconde […] mais pas pourquoi […] cette pensée l’a traversée".
Le personnage principal, Elisabeth, figure christique qui endure, "encaisse" (1) toutes les souffrances, et nettoie le visage enneigé de son agresseur lorsqu’elle retrouve son cadavre étendu dans la rue, fait songer à l’héroïne de la terrible Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos. L’oratorio de Sandor Marai suinte d’une noirceur qu’aggrave encore l’absence de toute métaphysique, et qui nous parle de la banalité du mal, de la culpabilité, d’une souffrance tout sauf rédemptrice, de sa voix "abrasive, sans éclat, sans lueur, sans braises, et cependant brûlante."

(1) "l’encaisser – comme l’on peut encaisser un faux billet. La souffrance peut en effet se comparer à un faux billet : ou bien on l’encaisse, et l’on admet une perte sèche, puisqu’il n’a aucune valeur, et que rien ne dédommagera son possesseur ; ou bien on tente de s’en défaire, c’est-à-dire, pour récupérer son propre bien volé par le faux-monnayeur, voler à son tour n’importe quelle neuve victime." Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la charité.


Arnold Schoenberg, Farben (opus 16, n°3), transcription pour double chœur par Franck Krawczyk, Ensemble Accentus, Laurence Equilbey.

(Illustration : Jean Fautrier)

livres, critiques citations et bibliothèques en ligne sur Babelio.com
Related Posts with Thumbnails