"Une tentative de désatomisation, en Hollande, d'une certaine surface de paysage irradiée lors d'une expérience, avait révélé, dans ce paysage, comme des grappes accrochées aux arbres et, brisées et semant le sol, la présence de mots innombrables, de phrases dépareillées. Ces groupes de mots, d'une grande banalité, ne devenaient visibles que sous l'effet d'un magnésium en fusion ionique négative, et ne pouvaient être transcrits, durant l'éclat bref de l'osmose, que sur une pellicule photosensible. Des clichés différents, pris par les chercheurs à des intervalles différemment espacés, révélèrent que ces phrases, comme balayées par le vent, n'étaient pas immobiles, mais qu'elles bougeaient d'une fois à l'autre, que certaines avaient disparu, tandis que de nouvelles s'étaient agglutinées en se rivant à des membres de phrases en formation, une sorte de puzzle de mots en perpétuelle transformation. Mais les chercheurs hollandais, peu intéressés par ce phénomène littéraire brut, après quelques communications, l'abandonnèrent à ce point.
Presque dix ans de recherches obstinées et secrètes me permettent maintenant d'affirmer ce qui suit avec la plus grande certitude : que ce soit le voyageur assis dans un train, le conducteur, mais davantage encore le passager d'une voiture, ou encore le promeneur qui traverse un bois ou un jardin, chaque être vivant, sous l'effet d'une locomotion autonome ou mécanique (et la locomotion, comme phénomène purement physique, aiguillonne et accélère le débit de sa pensée), propulse les différents mouvements de cette pensée, affriolée et emballée, sur telle ou telle parcelle du paysage ; au moment précis où sa vue, en concordance avec la pensée, mais plus ou moins brouillée et aveuglée, flouée par elle, se pose sur telle ou telle de ces parcelles, feuilles d'un arbre, virage d'un sentier, horizon, la phrase - mais c'est parfois un seul prénom, comme une incantation sentimentale - vient alors s'incruster en ce point du paysage, poussière d'une route, branche secouée par le vent, soleil couchant."
Hervé Guibert, Roman posthume.
(Illustration : Louis Darget. En 1896, Louis Darget prétend obtenir des "photographies de la pensée" en appliquant une plaque photographique sur le front d'une personne. Au hasard d'une réaction chimique encore très aléatoire, il croit reconnaître le portrait de Beethoven dans la pensée du pianiste qui déchiffre une partition, ou des astres chez celui qui consulte un atlas céleste.)