
Presque dix ans de recherches obstinées et secrètes me permettent maintenant d'affirmer ce qui suit avec la plus grande certitude : que ce soit le voyageur assis dans un train, le conducteur, mais davantage encore le passager d'une voiture, ou encore le promeneur qui traverse un bois ou un jardin, chaque être vivant, sous l'effet d'une locomotion autonome ou mécanique (et la locomotion, comme phénomène purement physique, aiguillonne et accélère le débit de sa pensée), propulse les différents mouvements de cette pensée, affriolée et emballée, sur telle ou telle parcelle du paysage ; au moment précis où sa vue, en concordance avec la pensée, mais plus ou moins brouillée et aveuglée, flouée par elle, se pose sur telle ou telle de ces parcelles, feuilles d'un arbre, virage d'un sentier, horizon, la phrase - mais c'est parfois un seul prénom, comme une incantation sentimentale - vient alors s'incruster en ce point du paysage, poussière d'une route, branche secouée par le vent, soleil couchant."
Hervé Guibert, Roman posthume.
(Illustration : Louis Darget. En 1896, Louis Darget prétend obtenir des "photographies de la pensée" en appliquant une plaque photographique sur le front d'une personne. Au hasard d'une réaction chimique encore très aléatoire, il croit reconnaître le portrait de Beethoven dans la pensée du pianiste qui déchiffre une partition, ou des astres chez celui qui consulte un atlas céleste.)