vendredi 18 septembre 2009

Dans les salles de lecture des bibliothèques


"Comme à la piscine ou dans une église, chacun s'adonne, dans les salles de lecture des bibliothèques, à un exercice individuel et en vérité insondable mais, l'accomplissant au milieu d'une multitude qui fait de même, il paraît n'être qu'un échantillon de l'activité générale, laquelle suscite une présence incommensurablement plus vaste que la sienne. On est placé sous la vigilance d'une altérité diffuse dont l'aménité s'exerce comme un ascendant et par conséquent intimide. [...]
Il entre une part de fantastique en ces vastes halls, et l'on comprend que l'ange des Ailes du désir, exempt du besoin de connaître et de comprendre, pour qui les livres ne sauraient contenir un savoir que sa nature lui fournit sans effort, exprime, en parcourant les salles de la bibliothèque où il s'est égaré, tombant à tous les niveaux sur des humains figés dans une attente pour lui absurde, un étonnement mêlé de compassion, une sorte d'interrogation consternée, une curiosité où la stupeur le dispute à l'effroi : quel plaisir pourrait-il les deviner en train de prendre en s'infligeant ce devoir qui a toute l'apparence d'une sanction ? [...] Quelle raison pourrait-il trouver à cette coutume qui les enferme hors de la vie, leur impose cette aberrante dormition, leur inculque cette phénoménale patience ?
Il a trop de miséricorde pour se moquer d'un rite guère moins vain à ses yeux que des croyances superstitieuses aux nôtres. C'est un ange qui a pris assez d'humanité pour sentir la part d'absolu que les hommes cherchent à combler ainsi en eux. [...] Il compatit au manque qui les pousse à chercher dans les textes sinon la panacée du moins les révélations ou les confessions fraternelles aptes à rendre moins lourd le mystère qu'ils sont pour eux-mêmes. [...]

La vision de ces dos offre les corps comme des natures mortes, c'est-à-dire pris d'une immobilité qui les livre non dans leurs qualités sensuelles telles que peuvent les révéler la démarche ou les gestes mais dans leur caractère incompressible, non dans leur épiphanie formelle mais au plus près de ce qui est leur essence. Ce qu'il traduit alors, le corps, même réduit à ces contours obtus, même fermé en cette coque sur quoi le regard ne peut buter, et glisser, et s'émousser, sans chance de relever aucun trait individuel et qui chante, qui enchante, sans espoir de se perdre en aucun creux qui émeuve, aucune cambrure qui soulève le coeur, ce qu'il traduit, c'est la stupéfiante affirmation de l'être, l'avidité qui le soutient, son désir, son acharnement."

Patrick Drevet, Petites études sur le désir de voir, tome II.
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