lundi 14 septembre 2009

Tous ces éboulements matériels

"On y voit aussi le plus souvent un citron coupé en deux, ou bien à demi pelé dont la spire pend au-dehors, et un coquillage de nacre établi sur un pied qui lui donne isolement et importance. Enfin toutes sortes de bols et d'assiettes en mouvement qui se communiquent l'une à l'autre leurs trésors. Et quant à la composition, il est impossible de ne pas remarquer que partout elle est la même. Il y a un arrière-plan stable et immobile et sur le devant toutes sortes d'objets en état de déséquilibre. On dirait qu'ils vont tomber. C'est une serviette ou un tapis en train de se défaire, une gaine de couteau qui se détache, une miche de pain qui se divise comme d'elle-même en tranches, une coupe renversée, toutes sortes de vases ou de fruits bousculés et d'assiettes en porte-à-faux. [...]
C'est cette immobilité quasi morale à l'arrière-plan, c'est cet alignement de témoins à demi aériens, qui sur l'avant donne leur sens à tous ces éboulements matériels. La nature morte hollandaise est un arrangement qui est en train de se désagréger, c'est quelque chose en proie à la durée. Et si cette montre que souvent Claesz aime à placer sur le rebord de ses plateaux et dont le disque du citron coupé en deux imite le cadran, ne suffisait pas à nous en avertir, comment ne pas voir dans la pelure suspendue de ce fruit le ressort détendu du temps, que la conque plus haut de l'escargot de nacre nous montre remonté et récupéré, tandis que le vin à côté dans le vidrecome établit comme un sentiment d'éternité ?"
Paul Claudel, L'oeil écoute.

(Illustration : Pieter Claesz)
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