jeudi 8 octobre 2009

Transcriptions

"Il me semble que ce que les arrangeurs signent, c'est avant tout une écoute. Leur écoute d'une oeuvre. Ce sont peut-être les seuls auditeurs de l'histoire de la musique à écrire leurs écoutes, plutôt que de les décrire (comme le font les critiques). [...] Nous verrons que l'original et l'arrangement sont complémentaires, contigus dans leur incomplétude et leur distance face à l'essence de l'oeuvre. Et que celle-ci (l'Idée, si l'on veut), loin d'être donnée d'avance, doit rester toujours à venir, au terme (sans terme) des différentes adaptations. Autrement dit : l'essence de l'oeuvre (en un certain sens : l'original) serait à la fin (sans fin) plutôt qu'au commencement. C'est dire aussi que cette essence ou idée doit, pour rester à venir, pouvoir ne pas s'assurer, ne pas s'avérer ; elle doit se laisser hanter par la menace de sa dissipation. S'il y a oeuvre (ce qui doit rester une hypothèse), c'est au risque de l'arrangement."








J. Brahms, Hertzlich tut mich verlangen, transcription par Ferrucio Busoni, Paul Jacobs.

"La bonne traduction, selon Walter Benjamin, ne doit donc pas effacer les résistances de la lettre pour ouvrir l'accès au sens ; elle ne doit pas se substituer à l'original, mais au contraire le laisser désirer dans l'étrangeté de sa langue. [...] L'incomplétude, la fragmentation : celle de la traduction, mais aussi celle de l'original, en tant que tous deux appellent la complémentarité de l'autre langue. [...] Le corps que modèle la transcription est donc plastique. Comme l'est aussi notre écoute d'un arrangement, écartelée entre deux lignes parallèles, l'une présente et l'autre fantomatique ou spectrale : notre écoute est tendue, tendue à tout rompre comme un élastique, entre la transcription et l'original."

"Or, il ne s'agit pas tant de "comprendre" Schoenberg (ce qui reviendrait, comme le veut un préjugé encore si vivace, à décider si sa musique a ou non un "sens") ; il s'agit de pouvoir ou non se l'approprier. Il y a donc à traduire Schoenberg : non pas au sens où il faudrait le rendre lisible, acclimater sa langue à une langue supposée plus familière ; mais au sens benjaminien du traduire, celui de l'ouverture d'un espace de complémentarité (mieux : de tension) entre des langues. Et peut-être faut-il même soustraire l'écoute de sa musique (de la musique) à tout horizon gouverné par une analogie langagière, pour la penser plutôt, avec un certain Liszt, comme le jeu plastique de plusieurs corps.
Autrement dit, il s'agit de l'adresser, de moi à toi, dans un mouvement qui ne serait ni celui de la compréhension herméneutique, ni celui de l'offrande vertueuse; mais celui d'une réinscription dans des corps. Ce qui suppose que nous autres, qui ne jouons pas de piano (ou si peu), nous sachions, avec nos instruments d'écoute phonographiques, être à la hauteur d'une authentique tâche de traducteurs."
Peter Szendy, Ecoute, une histoire de nos oreilles.








I. Stravinsky, Choral, transcription par l'auteur du finale de la Symphonie pour instruments à vent, Peter Hill.

(Illustrations : Pablo Picasso, Roy Lichtenstein)
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