"Aussi ne devrait-on pas dire qu'on dispose d'une langue, qu'on emploie tel mot, qu'on s'en sert à dessein (de communiquer, etc.), mais que la langue où le hasard nous a fait naître dispose de nos corps et nous tient dans des emplois qui sont de véritables servitudes. Les langues, qui sont des puissances très tyranniques, asservissent ces corps et les transforment à leur image, tant il est vrai que celui qui prétend "maîtriser" une langue, en user le plus "librement", est celui qui s'y est aliéné davantage : jusqu'à la servilité. C'est un esclave qui a épousé les intérêts de son maître et qui cultive avec un zèle obsédé, entêté (les "puristes"), la passion diabolique qui les emprisonne, tour à tour graissant et hérissant le fouet, faisant rutiler les chaînes et les fers, ajoutant aux entraves, chantant très haut des sortes de petits Te Deum à la gloire du supplice."
Pascal Quignard, Petits traités I.