dimanche 4 octobre 2009

Lignes irréelles, mais conductrices

"Imaginer, sur la foi des textes, que l'on va, dans ce lieu précis, découvrir une belle et archaïque statue de pierre de cette époque puissante et humaine des Han, — si avare des pierres taillées qu'elle nous lègue... — et se trouver nez à nez avec un moignon informe de grès, est encore une déconvenue. Celle-ci, irrémédiable. Aucun espoir de découvrir un peu plus loin la statue qu'on ne trouve pas. Aucun espoir qu'elle soit gardée obscurément dans la terre d'où peut-être d'autres la feront bondir à la lumière. Elle n'est pas perdue ; elle n'est pas égarée. Elle est là.

Elle est malheureusement là : émoussée, écornée, mieux ou pis que brisée : sucée par la pluie qui l'a délavée comme un enfant son sucre d'orge ! — J'aimerais mieux la trouver en miettes reconnaissables. Mais toutes les arêtes ont disparu, toutes les lignes vivantes ont fui. [...] C'était elle, plus disparue que perdue, puisque les formes et ce qui lui donnait existence, ont fui, léchées, absorbées ; et qu'il n'en reste que le caillou, la matière, ce grès de mauvais grain...

Cependant, par piété presque superstitieuse, par habitude, je dessine. — Je dessine ce reste informe. Et lentement, mais sûrement, ce que mes yeux ne voyaient pas, le crayon et les mouvements instinctifs de mes doigts le ressuscitent. Aucun doute. C'est bien ce tigre râblé et sexué des Han. — Le corps allongé, le torse fort, et cette cambrure du cou... et ce port de la tête absente ; ce rejet orgueilleux de l'encolure, ces pectoraux puissamment cannelés. Je dessine. Le fait se produit. Les formes se développent , à les poursuivre dans la pierre, non pas avec le léger contact du regard, mais à deviner musculairement l'effort du ciseau dans la pierre ; elles se formulent ; elles se fixent ; non plus dans cette matière décidément trop périssable, mais dans l'espace fictif où l'imaginaire se plaît. — Là où les peintres sont maîtres. L'espace que les sculpteurs débitent en volumes, et habitent... Je dessine toujours, je suis des lignes irréelles, mais conductrices. Des méplats s'étalent doucement, des modelés apparaissent et se confirment. Voici la cambrure de l'épaule ; l'attache du cou, voici l'avancé caractéristique de la cuisse nerveuse sur le ventre... [...]
C'est une évocation magique et logique : il suffisait non plus de regarder, mais de reformuler docilement : les gestes répétant dans un nouvel espace actuel les autres gestes que le modeleur lui-même, autrefois, poursuivit ; — quand il luttait, à coups de ciseaux volontaires, contre la pierre infidèle, qui n'a point su garder ses efforts ; — mais que seuls des efforts analogues, ressuscitent aujourd'hui. C'est ainsi que je retaille dans ce pur espace imaginaire — lui donnant du poids — la fortune flottante autour de la pierre usée. Le plus dur des deux n'est pas le grès infidèle."

Victor Segalen, Equipée.








John Cage, Trio, extrait de Amores, par l'Ensemble Kroumata.
(Illustration : Louise Hornung)
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