"Je cherchais, pour définir ce bourdonnement mental, analogue pour mon amertume d'alors à celui que produit un essaim d'insectes émus, le mot le plus péjoratif. Je m'arrêtai à cogitation, n'en découvrant pas de pire et pour ce qu'il évoque à la fois de mécanique, de stérile et d'inachevé. Je désignai donc par là la prolifération anarchique des idées : un pullulement que nulle régulation ne vient tempérer. [...] Je n'hésitais pas à y reconnaître la maladie spécifique de l'univers des idées. Mais que ferais-je en la dénonçant autre chose qu'y céder ? Je choisis de me taire.
Je n'en pensais pas moins que prospérait ici la même monstrueuse alliance qu'entre chlorophylle et pollution, dont j'avais constaté plus d'une fois la redoutable conjugaison dans la fange tropicale. L'humidité y aide l'infection à l'égal de la fertilité, le soleil accélère la fermentation; la photosynthèse multiplie le miasme et la bactérie. Tout concourt à augmenter la nocivité de l'immense bouillon de culture originel.
Dans la sphère mentale, je redoute fort que la luxuriance ne soit tout aussi irrésistible, et encore plus indifférente à produire le baume ou le venin, le remède et la nuisance. Je ne vois pas pourquoi l'homme, qui fait partie de la nature, aurait seul le privilège de ne pas se tromper dans l'unique domaine où une prodigalité illimitée lui est consentie. Dans le monde des idées, il n'est ni asepsie ni hygiène; et elles y seraient sans doute pires que le mal. L'effervescence spéculative se développe sans l'amorce d'une responsabilité ni la crainte de la moindre sanction. [...]
Le péril est plus alarmant dans le domaine des idées, où l'ivraie, la ronce et l'ortie ne se distinguent guère de la plante la plus délicate. Comme les idées n'ont pas de volume et n'occupent aucun espace, on imagine mal que leur fourmillement tire à conséquence. Pourtant leur invisible présence flottante parvient très bien à paralyser la pensée la plus vigoureuse, à l'égarer, à la coudre comme ferait une multitude de Lilliputiens vrombissants, à l'ensevelir sous une végétation parasite, dont la force est seulement d'être innombrable et de paraître inoffensive. La condition de la pensée l'appareille à la condition végétale. Dans l'immense vasière de la forêt vierge, au moins la pléthore porte-t-elle en soi son châtiment. Chacun peut voir que les grands arbres y sont rares. On les remarque aussitôt par l'ivoire et par le poli de la mort. Ils restent debout, soutenus par les autres. [...] Je ne vois rien qui puisse arrêter la marée montante de la pensée, je ne dis même pas non vérifiable, mais non analysable. Tout échange, toute controverse lui profite. La combattre revient à y ajouter. Je me souviens de la maxime de Confucius, selon laquelle le sage s'interdit de parler des émeutes. Je suppose : même pour les condamner."
Roger Caillois, Le fleuve Alphée.