"On objectera que l'autonomie du texte est illusoire, ou au moins relative. Au moment même où nous le constituons, où nous nous interdisons tout contrôle, nous continuons à l'entendre comme un discours. Sinon, nous ne le comprendrions pas (ce qui veut dire le rapporter à notre propre expérience) et nous ne pourrions pas non plus le contempler comme un objet. Le porte-bouteilles existe en soi. Le Père Goriot n'existe que dans l'acte par lequel je viens à la rencontre de Balzac. Et cet acte est encore, toujours, même s'il donne l'impression de la suspendre, un acte de communication. Le vacillement que notre regard imprime au ready-made et qui fait de lui tantôt un instrument, tantôt un objet d'art, le texte le redoublerait donc intérieurement. Il ne peut jamais être tout à fait un texte, ni tout à fait un discours. Il oscille sans cesse d'un état à l'autre. Mais la rencontre qu'imagine Duchamp avec ses ready-made ne nous suggère-t-elle pas qu'abusés par l'apparente indifférence de l'objet, nous avons déjà prêté au ready-made une autonomie illusoire ? Si le ready-made plaît, touche ou scandalise, c'est que l'effet artistique n'est pas épuisé par la contemplation de l'objet, mais que cette contemplation elle-même s'accroche à un sens. Et finalement, le ready-made lui non plus ne se laisserait pas regarder s'il ne nous disait, de l'intérieur semble-t-il (c'est-à-dire à l'intérieur de la relation que nous avons avec lui) quelque chose qui est plus indispensable encore à son fonctionnement que la simple exposition."
Bernard Pingaud, L'objet littéraire comme "ready-made".
(Illustration : André Raffray, L'Ombre du porte-bouteilles de Marcel Duchamp (2005), Musée des Beau-Arts de Rouen, photo natamagat, Flickr)