"Vous dites que pour créer une grande oeuvre, il suffit de vivre le plus intensément et le plus profondément possible une quelconque vie réelle, car si notre esprit porte en lui les conditions du chef-d'oeuvre, celui-ci naîtra pour ainsi dire de lui-même, naturellement, sainement, comme il en est de tous les phénomènes vitaux. [...] Eh bien, pour l'essentiel, je conteste cette manière de voir.
Selon moi, l'art exige une si longue maturation dans la douleur, une si longue macération de l'esprit, un si constant calvaire de tentatives dont la plupart échouent avant qu'on arrive au chef-d'oeuvre, qu'on pourrait plutôt le classer parmi les activités antinaturelles de l'homme. [...] C'est seulement et précisément par ces conditions antihumaines, ou peut-être surhumaines, et par un long tourment de tentatives avortées, que l'esprit peut parvenir à donner ses fruits rudes et merveilleux, ces nouvelles créatures qui sont sur la terre comme autant d'êtres vivants. [...]
Et c'est en raison de cette expérience vertigineuse que je ne m'engagerai jamais à "penser à autre chose" en attendant que le chef d'oeuvre sorte de moi tout prêt, mais que je continuerai à me ronger, à me déchirer, tout en grandissant la sûreté de ma main. Je continuerai cette existence maladive et antipathique."
C. Pavese, lettre à Augusto Monti, 18 mai 1928.
(Illustration : Chad Wys)