dimanche 16 mai 2010

Le roman blanc


"Le roman qui m'a le plus troublé à quatorze ans est Mort à crédit, de Louis-Ferdinand Céline, que j'ai lu dans une de ses premières éditions; il avait supprimé certaines phrases, sous le prétexte de ne pas être inculpé d'outrage aux bonnes moeurs, mais en laissant sur les pages imprimées des blancs auxquels elles correspondaient. Comme le contexte était ordurier, on se disait que ces phrases devaient être prodigieusement scandaleuses. J'ai passé des heures à rêver à ce qu'il avait pu mettre ici ou là. Lorsqu'on a réédité plus tard Mort à crédit en restituant les phrases coupées par l'auteur, mon désappointement n'en a été que plus vif. Ce n'était que cela ! [...]
Ces phrases manquantes étaient si banales, et même si inférieures au reste en crudité, qu'il me parut que si le romancier les avait blanchies, c'était par une exigence de son inconscient d'artiste du verbe. Instinctivement, il créait un genre nouveau : le roman blanc.
On peut faire un roman blanc si extraordinaire que les blancs sembleront plus intéressants, d'un bout à l'autre, que le récit imprimé. Le lecteur demeurera sans cesse incertain du sujet, ne sachant s'il lit un roman policier ou érotique, ce qui le conduira au comble de la curiosité, de la perplexité ou de l'excitation."
Sarane Alexandrian, Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit.
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