lundi 14 juillet 2008

Serge Joncour : Situations délicates

Eva Eun-Sil Han, Carte postale, collage et gouache sur papier.
"Tu révises ton argumentation, tu te ménages une sortie, sans quoi la situation menace de se bloquer. Voilà plus de vingt fois que tu leur répètes que s'ils font un pas de plus tu sautes, et puisqu'ils n'avancent pas, qu'ils n'osent pas, alors évidemment on s'enlise."
C'est dans le dernier numéro du Magazine littéraire, consacré à l'humour, que nous avons puisé notre envie de lire Situations délicates de Serge Joncour. L'auteur, encore une des voix de l'émission Des Papous dans la tête, y égrène 45 récits de situations de gêne connues de tout un chacun. Un catalogue qui nous fait penser au Baleinié, le fameux dictionnaire des petits tracas, qui permet de mettre enfin un nom sur tous ces moments d'angoisse qui font grincer notre quotidien (on rappellera la "calonia", première minute en maillot de bain, ou encore "l'ertezoute", personne qui vous tient la porte de si loin qu'elle vous oblige à presser le pas...). Il est vrai que les Papous ont fait paraître l'an passé un Dictionnaire qui recueillait déjà quelques néologismes créés dans leur séquence "Des mots nouveaux pour le dire", avec notamment "l'embistrature", moment précis où l’on ralentit le pas en se demandant si par hasard on ne se serait pas trompé de chemin, et bien sûr les "barbavisules", explications que l’on donne à propos d’une chose à laquelle on n’a soi-même rien compris...

Joncour dit s'être inspiré des Exercices de style de Queneau, pourtant c'est ici un bien singulier romanesque de la gêne qui est mis à jour. Le ressort de la lecture joue évidemment sur l'identification, aidée par l'utilisation de la seconde personne du singulier. Parmi les situations décrites, on notera par exemple : oser sortir sans rien acheter d'un magasin de vêtements où l'on a fait des essayages, ou encore soutenir le regard des autres clients d'un restaurant quand la femme qui vous accompagnait vient de quitter la salle en vous envoyant sa serviette au visage ("Le pire serait bien qu'on te croie atteint, alors tu manges, tu te régales, tu fais même des grand hum à chaque bouchée.").

Et l'on se prend à rêver aux développements subtils que le sociologue Erving Goffman aurait tiré d'un tel inventaire... Dans son livre La présentation de soi (la mise en scène de la vie quotidienne), ce dernier remarque ainsi que lorsque, marchant dans la rue, nous nous apercevons avoir pris une mauvaise direction, nous accompagnons inmanquablement notre volte-face de toute une série de mimiques en soi parfaitement superflues mais qui constituent, d'après le sociologue, comme un tribut à la société, une manière de dire à tous : "je ne suis pas fou". Comme l'écrit Bourdieu dans un hommage à Goffman paru dans Le Monde :

"À travers les indices les plus subtils et les plus fugaces des interactions sociales, il saisit la logique du travail de représentation ; c'est-à-dire l'ensemble des stratégies par lesquelles les sujets sociaux s'efforcent de construire leur identité, de façonner leur image sociale, en un mot de se produire : les sujets sociaux sont aussi des acteurs qui se donnent en spectacle et qui, par un effort plus ou moins soutenu de mise en scène, visent à se mettre en valeur, à produire la «meilleure impression», bref à se faire voir et a se faire valoir".

Et c'est bien cette notion de rôle social, de préservation de la face, qui est au coeur du livre de Joncour, et notamment de l'une de nos séquences préférées, celle où le personnage, assis dans un train, n'ose chasser de son épaule la tête de sa femme endormie : "Petit à petit, la chaleur et la douleur aidant, la fixité de votre position tourne à la scoliose, d'autant que le poids de sa tête, accentué par l'effet des secousses, vous rabat l'omoplate en deçà de l'épaule. (...) Alors, pour ne pas altérer cette belle impression que vous donnez, pour ne rien compromettre de cette abnégation qui se confond si bien à la droiture des épineux, vous tenez bon."

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