dimanche 13 janvier 2013
mardi 28 septembre 2010
Epilogue
[Insula dulcamara entre dans une période de silence pour une durée indéterminée.]
"Hormis pour la récurrence, la révision et la référence symbolique correspondante, les échos révèlent le vide. Puisque les objets étouffent ou gênent toujours la réflexion acoustique, seuls les espaces vides peuvent créer des échos d'une netteté durable.
Paradoxalement, le caverneux ne fait qu'augmenter la sinistre dimension de l'altérité inhérente à tout écho. Le retard et la répétition fragmentée créent l'impression d'une autre personne habitant un endroit nécessairement déserté. [...] Ce n'est pas un hasard si des choeurs chantant les psaumes sont presque toujours enregistrés avec une ample réverbération. La divinité semble définie par l'écho. Qu'il s'agisse du Choeur des Petits Chanteurs de Vienne ou de moines psalmodiant sur un CD en tête des meilleures ventes, le sacré semble toujours habiter la province du caverneux. La raison à cela n'a rien de très compliqué. Un écho, tout en impliquant une immensité spatiale, la définit également dans le même temps, la limite, et même temporairement l'habite.
Quand un caillou tombe dans un puits, il est agréable d'entendre le "floc" final. Si toutefois, le caillou ne fait que choir dans l'obscurité et disparaître sans un bruit, l'effet est troublant. Dans le cas d'un écho verbal, la parole prononcée joue le rôle du caillou et la répétition qui s'ensuit fait office de "floc". De cette façon, la parole peut accéder à une forme de "vision".
[...]
Le mythe fait d'Echo le sujet d'une attente et d'un désir. La physique fait d'Echo le sujet de la distance et du motif. En ce qui concerne l'émotion et la raison, les deux prétentions sont justes.
Et là où il n'y a pas d'Echo il n'existe pas de description de l'espace ou de l'amour.
Il n'y a que le silence."
M. Danielewski, La maison des feuilles.
"Citer, c'est faire usage de la bibliothèque de Babel ; citer, c'est réfléchir à ce qui a déjà été dit et si nous ne le faisons pas, nous parlons dans un vide où nulle voix humaine ne peut produire un son."
Alberto Manguel
"Hormis pour la récurrence, la révision et la référence symbolique correspondante, les échos révèlent le vide. Puisque les objets étouffent ou gênent toujours la réflexion acoustique, seuls les espaces vides peuvent créer des échos d'une netteté durable.
Paradoxalement, le caverneux ne fait qu'augmenter la sinistre dimension de l'altérité inhérente à tout écho. Le retard et la répétition fragmentée créent l'impression d'une autre personne habitant un endroit nécessairement déserté. [...] Ce n'est pas un hasard si des choeurs chantant les psaumes sont presque toujours enregistrés avec une ample réverbération. La divinité semble définie par l'écho. Qu'il s'agisse du Choeur des Petits Chanteurs de Vienne ou de moines psalmodiant sur un CD en tête des meilleures ventes, le sacré semble toujours habiter la province du caverneux. La raison à cela n'a rien de très compliqué. Un écho, tout en impliquant une immensité spatiale, la définit également dans le même temps, la limite, et même temporairement l'habite.
Quand un caillou tombe dans un puits, il est agréable d'entendre le "floc" final. Si toutefois, le caillou ne fait que choir dans l'obscurité et disparaître sans un bruit, l'effet est troublant. Dans le cas d'un écho verbal, la parole prononcée joue le rôle du caillou et la répétition qui s'ensuit fait office de "floc". De cette façon, la parole peut accéder à une forme de "vision".
[...]
Le mythe fait d'Echo le sujet d'une attente et d'un désir. La physique fait d'Echo le sujet de la distance et du motif. En ce qui concerne l'émotion et la raison, les deux prétentions sont justes.
Et là où il n'y a pas d'Echo il n'existe pas de description de l'espace ou de l'amour.
Il n'y a que le silence."
M. Danielewski, La maison des feuilles.
"Citer, c'est faire usage de la bibliothèque de Babel ; citer, c'est réfléchir à ce qui a déjà été dit et si nous ne le faisons pas, nous parlons dans un vide où nulle voix humaine ne peut produire un son."
Alberto Manguel
mardi 10 août 2010
L'idée a cours
"De tout temps le bruit court ou encore mieux l’idée a cours qu’il existe une issue. Ceux qui n’y croient plus ne sont pas à l’abri d’y croire de nouveau conformément à la notion qui veut tant qu’elle dure qu’ici tout se meure mais d’une mort si graduelle et pour tout dire si fluctuante qu’elle échapperait même à un visiteur. Sur la nature de l’issue et sur son emplacement deux avis principaux divisent sans les opposer tous ceux restés fidèles à cette vieille croyance. Pour les uns il ne peut s’agir que d’un passage dérobé prenant naissance dans un des tunnels et menant comme dit le poète aux asiles de la nature. Les autres rêvent d’une trappe dissimulée au centre du plafond donnant accès à une cheminée au bout de laquelle brilleraient encore le soleil et les autres étoiles. Les revirements sont fréquents dans les deux sens si bien qu’un tel qui à un moment donné ne jurait que par le tunnel peut très bien dans le moment qui suit ne jurer que par la trappe et un moment plus tard se donner tort de nouveau. Ceci dit on n'en est pas moins certain que de ces deux partis le premier se dégarnit au profit du second. Mais de façon si lente et si peu suivie et bien entendu avec si peu de répercussion sur le comportement des uns et des autres que pour s'en apercevoir il faut être dans le secret des dieux."
S. Beckett, Le Dépeupleur.
(Illustration : Barbara Karant)
S. Beckett, Le Dépeupleur.
(Illustration : Barbara Karant)
mercredi 4 août 2010
Ramener quelque chose à la maison
"Nous, chercheurs de la connaissance, nous sommes pour nous-mêmes des inconnus, - pour la bonne raison que nous ne nous sommes jamais cherchés... Quelle chance avions-nous de nous trouver quelque jour ? On a dit à juste titre : "où est ton trésor, là aussi est ton cœur" ; notre trésor est là où sont les ruches de notre savoir. Abeilles-nées, toujours en quête, collecteurs du miel de l'esprit, une seule chose nous tient vraiment à cœur - "ramener quelque chose à la maison". Pour le reste, quant à la vie, aux prétendues "expériences vécues", lequel d'entre nous les prend seulement sérieux ? Lequel en a le temps ? Dans cette affaire, je le crains, nous n'avons jamais été vraiment "à notre affaire" : le cœur n'y était pas - ni même l'oreille ! bien plus, comme un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles duquel viennent de retentir à grand bruit les 12 coups de midi, et qui, brusquement éveillé, se demande "quelle heure vient-il donc de sonner ?" - ainsi arrive-t-il que nous nous frottions les oreilles après coup en nous demandant, tout étonné, "qu'est-ce donc que nous avons au juste vécu ?", [...] et nous essayons alors - après coup, comme je viens de le dire - de faire les comptes des 12 sons de cloche vibrant, de notre expérience, de notre vie, de notre être - hélas ! Sans trouver de résultat juste... Nous restons nécessairement étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas [...] - à notre propre égard, nous ne sommes pas des « chercheurs de connaissance »..."
F. Nietzsche, La généalogie de la morale.
F. Nietzsche, La généalogie de la morale.
dimanche 1 août 2010
S'exprimer
"Face au réel, nous vivons toujours dans l'espoir que l'homme soit capable de faire ce qui convient, et cela suppose bien sûr qu'il soit capable et désireux de se connaître lui-même et sa propre réalité. Nous croyons donc toujours en un "potentiel humain". Nous nommons beauté l'expérience sensible qui fait de cette croyance une certitude. L'espoir dans ce "potentiel humain" au sein d'un processus de communication, vécu collectivement, déclenche ce sentiment de bonheur que nous appelons la beauté.
Pour ce qui est de l'art, il ne nous transmet pas cet espoir à travers une expérience irrationnelle, orientée vers la métaphysique, mais à travers une expérience de l'homme parfaitement inscrite dans l'ici-bas, qui réussit à s'exprimer [...].
S'exprimer veut dire : entrer en relation avec son environnement, affronter à partir de ce qu'on est et de ce qu'on voudrait être les questions de société et les catégories de la communication déjà existantes, en se confrontant alors aux valeurs qu'elles renferment. Cela signifie aussi représenter et faire apparaître la réalité à travers cette confrontation avec les catégories de transmission, et de surcroît, représenter et devenir conscient de ce qu'on est soi-même, comme partie intégrante et produit même de cette réalité.
S'exprimer veut dire enfin : opposer aux catégories de transmission dont on hérite, en tant qu'objectivation des normes en vigueur, une résistance provoquée par les contradictions et les asservissements qu'elles contiennent. C'est là une résistance qui rappelle à l'homme sa capacité et sa responsabilité pour se déterminer soi-même et prendre conscience de son aliénation. Voilà pourquoi s'exprimer revient à nous faire prendre conscience du fait que les contradictions sociales sont susceptibles d'être analysées, donc à réaffirmer l'exigence de liberté chez l'homme, et, partant, notre "potentiel humain". Une exigence de beauté qui ignore ces conséquences n'est rien qu'une fuite, une résignation, une manière de s'abuser sur soi-même."
"Ma définition de la beauté comme "refus de l'habitude" peut apparaître comme d'autant plus provocante qu'elle ne supprime guère l'idée de beauté d'une manière masochiste, morale ou calviniste; elle l'assume au contraire avec toutes ses vertus de pureté, de transparence, d'intensité, de richesse, d'humanité."
Helmut Lachenmann, Ecrits et entretiens.
Pour ce qui est de l'art, il ne nous transmet pas cet espoir à travers une expérience irrationnelle, orientée vers la métaphysique, mais à travers une expérience de l'homme parfaitement inscrite dans l'ici-bas, qui réussit à s'exprimer [...].
S'exprimer veut dire : entrer en relation avec son environnement, affronter à partir de ce qu'on est et de ce qu'on voudrait être les questions de société et les catégories de la communication déjà existantes, en se confrontant alors aux valeurs qu'elles renferment. Cela signifie aussi représenter et faire apparaître la réalité à travers cette confrontation avec les catégories de transmission, et de surcroît, représenter et devenir conscient de ce qu'on est soi-même, comme partie intégrante et produit même de cette réalité.
S'exprimer veut dire enfin : opposer aux catégories de transmission dont on hérite, en tant qu'objectivation des normes en vigueur, une résistance provoquée par les contradictions et les asservissements qu'elles contiennent. C'est là une résistance qui rappelle à l'homme sa capacité et sa responsabilité pour se déterminer soi-même et prendre conscience de son aliénation. Voilà pourquoi s'exprimer revient à nous faire prendre conscience du fait que les contradictions sociales sont susceptibles d'être analysées, donc à réaffirmer l'exigence de liberté chez l'homme, et, partant, notre "potentiel humain". Une exigence de beauté qui ignore ces conséquences n'est rien qu'une fuite, une résignation, une manière de s'abuser sur soi-même."
"Ma définition de la beauté comme "refus de l'habitude" peut apparaître comme d'autant plus provocante qu'elle ne supprime guère l'idée de beauté d'une manière masochiste, morale ou calviniste; elle l'assume au contraire avec toutes ses vertus de pureté, de transparence, d'intensité, de richesse, d'humanité."
Helmut Lachenmann, Ecrits et entretiens.
vendredi 30 juillet 2010
Prisonnier
"C'est le propre de toute forme parfaite que l'esprit s'en dégage de façon immédiate et directe, tandis que la forme vicieuse le retient prisonnier, tel un mauvais miroir qui ne nous rappelle rien d'autre que lui-même."
H. Kleist (cité par Cioran dans De l'inconvénient d'être né).
L. Nono : Il Canto Sospeso, VII. Soprano, choeur féminin et orchestre, Berliner Philarmoniker, Claudio Abbado.
(Illustration : Max Klinger)
H. Kleist (cité par Cioran dans De l'inconvénient d'être né).
L. Nono : Il Canto Sospeso, VII. Soprano, choeur féminin et orchestre, Berliner Philarmoniker, Claudio Abbado.
(Illustration : Max Klinger)
samedi 24 juillet 2010
Interrompre la magie
"Créer de la magie est si facile. Un grand nombre de compositeurs le font. Ils n'ont qu'à aller au supermarché de la magie, à prendre un tam-tam, un glissando, un cluster, ou certaines composantes électroniques... C'est une sorte d'agencement de situations magiques. Et les gens disent que c'est intéressant. Mais "intéressant" égale "ennuyeux" ! Je ne veux pas écouter des choses intéressantes : je veux être touché. Les sons doivent penser. Les meilleurs pièces dérangent. Il y avait les grandes symphonies de Mahler, qui duraient une heure ou plus. Puis Schoenberg est venu avec sa Symphonie de chambre, condensée en un seul mouvement. Les gens ont été complètement horrifiés. Ce fut unanime. Ou bien on commence à écouter attentivement quelque chose et on se laisse fasciner par ce que l'esprit a fait de cette chose, ou... Voilà le dilemme : la magie ou l'esprit ? L'esprit doit dominer la magie. Et dominer la magie signifie interrompre la magie. Imaginons une situation complètement absurde : vous avez rassemblé tout le monde dans un stade pour un match de football. Quand la Coupe du Monde aura lieu en Allemagne, il y aura une magie incroyable. J'aimerais que pour une fois les joueurs jouent avec deux ballons. Oh, ils seraient tellement furieux ! Ou bien qu'ils ne cessent de frapper le ballon en direction des spectateurs au lieu de l'envoyer sur le terrain : briser les règles. Ce serait extraordinaire, ça me plairait. Et les gens commenceraient à penser : "Nous sommes complètement dingues, voulez-vous bien nous dire pourquoi il y a des millions de personnes qui regardent ça ?"."
Helmut Lachenmann, De la musique comme situation.
Helmut Lachenmann, De la musique comme situation.
mercredi 9 juin 2010
Fût-elle vile
"Je crains que le poète, poussé par la croyance qu'il est possible d'isoler la poésie et d'en offrir une sorte de parfaite condensation, ne s'expose à quelque grave mécompte. Il anéantit ce qu'il entend purifier. Il chasse un fantôme, une vertu qui tire sa force, son rayonnement, son existence même de la matière, fût-elle vile, qui la supporte, de façon qu'il est aussi dénué de sens de vouloir l'en extraire que d'entreprendre de peindre un sourire sans le visage, sans les lèvres où il se dessine."
Roger Caillois, Les Impostures de la poésie.
H. Lachenmann : Nun (extrait).
(Illustration : Cy Twombly)
Roger Caillois, Les Impostures de la poésie.
H. Lachenmann : Nun (extrait).
(Illustration : Cy Twombly)
lundi 31 mai 2010
dimanche 30 mai 2010
Personal training
"Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une "montagne de gloire", colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur.
Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal ; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça.
Les "bâtons orthosomatiques" lui plurent davantage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets - et pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps.
A défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière ; mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux "mils persanes" et même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.
Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin ; - et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l'horizon."
G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet.
I. Stravinsky, Valse, 3 pièces faciles pour piano à 4 mains.
(Illustration : Emmanuel Polanco)
Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal ; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça.
Les "bâtons orthosomatiques" lui plurent davantage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets - et pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps.
A défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière ; mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux "mils persanes" et même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.
Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin ; - et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l'horizon."
G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet.
I. Stravinsky, Valse, 3 pièces faciles pour piano à 4 mains.
(Illustration : Emmanuel Polanco)
dimanche 16 mai 2010
Le roman blanc
"Le roman qui m'a le plus troublé à quatorze ans est Mort à crédit, de Louis-Ferdinand Céline, que j'ai lu dans une de ses premières éditions; il avait supprimé certaines phrases, sous le prétexte de ne pas être inculpé d'outrage aux bonnes moeurs, mais en laissant sur les pages imprimées des blancs auxquels elles correspondaient. Comme le contexte était ordurier, on se disait que ces phrases devaient être prodigieusement scandaleuses. J'ai passé des heures à rêver à ce qu'il avait pu mettre ici ou là. Lorsqu'on a réédité plus tard Mort à crédit en restituant les phrases coupées par l'auteur, mon désappointement n'en a été que plus vif. Ce n'était que cela ! [...]
Ces phrases manquantes étaient si banales, et même si inférieures au reste en crudité, qu'il me parut que si le romancier les avait blanchies, c'était par une exigence de son inconscient d'artiste du verbe. Instinctivement, il créait un genre nouveau : le roman blanc.
On peut faire un roman blanc si extraordinaire que les blancs sembleront plus intéressants, d'un bout à l'autre, que le récit imprimé. Le lecteur demeurera sans cesse incertain du sujet, ne sachant s'il lit un roman policier ou érotique, ce qui le conduira au comble de la curiosité, de la perplexité ou de l'excitation."
Sarane Alexandrian, Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit.
samedi 1 mai 2010
Ne pas trop en écrire
"Je suis paresseux, et voyez, ce texte même, je suis persuadé que je n'ai pas tellement à le nourrir d'idées originales ou neuves, bien floconnantes avançant en ordre nombreux et varié et cohérent, etc. (théories des nuées).
Je suis persuadé que, pour qu'il soit bien, il me suffit de ne pas trop me tracasser à son sujet. Il me faut surtout (plutôt) ne pas trop en écrire, très peu chaque jour et plutôt comme ça me vient, sans fatigue, va-comme-je-te-pousse. Puis m'arranger pour composer avec cela un objet littéraire un peu original, un peu à part, drôlement éclairé, amputé à ma façon, maladroit à ma façon, qui vive de sa vie propre (il n'y a pas trente-six procédés pour ça : il faut enlever les explications.).
Et que ça alors, ça tiendra le coup. Ce sera une petite chose de style.
Bien ! Pour aujourd'hui n'en disons pas plus."
Francis Ponge, My Creative method.
Je suis persuadé que, pour qu'il soit bien, il me suffit de ne pas trop me tracasser à son sujet. Il me faut surtout (plutôt) ne pas trop en écrire, très peu chaque jour et plutôt comme ça me vient, sans fatigue, va-comme-je-te-pousse. Puis m'arranger pour composer avec cela un objet littéraire un peu original, un peu à part, drôlement éclairé, amputé à ma façon, maladroit à ma façon, qui vive de sa vie propre (il n'y a pas trente-six procédés pour ça : il faut enlever les explications.).
Et que ça alors, ça tiendra le coup. Ce sera une petite chose de style.
Bien ! Pour aujourd'hui n'en disons pas plus."
Francis Ponge, My Creative method.
dimanche 18 avril 2010
Un autre bruit
"Et cette nuit-là il n'était pas question de lune, ni d'autre lumière, mais ce fut une nuit d'écoute, une nuit donnée aux menus bruissements et soupirs qui agitent les petits jardins de plaisance la nuit, faits du timide sabbat des feuilles et des pétales et de l'air qui y circule différemment qu'ailleurs, où il y a moins de contrainte, et différemment que pendant le jour qui permet de surveiller et de sévir, et d'autre chose encore qui n'est pas clair, n'étant ni l'air ni ce qu'il meut. C'est peut-être le bruit lointain, toujours le même que fait la terre et que les autres bruits cachent, mais pas pour longtemps. Car ils ne rendent pas compte de ce bruit qu'on entend lorsqu'on écoute vraiment, quand tout semble se taire. Et il y avait un autre bruit, celui de ma vie que faisait sienne ce jardin chevauchant la terre des abîmes et des déserts. Oui, il m'arrivait d'oublier non seulement qui j'étais, mais que j'étais, d'oublier d'être. Alors je n'étais plus cette boîte fermée à laquelle je devais de m'être si bien conservé, mais une cloison s'abattait et je me remplissais de racines et de tiges bien sages par exemple, de tuteurs depuis longtemps morts et que bientôt on brûlerait, du campos de la nuit et de l'attente du soleil, et puis du grincement de la planète qui avait bon dos, car elle roulait vers l'hiver, l'hiver la débarrasserait de ces croûtes dérisoires. Ou j'étais de cet hiver le calme précaire, la fonte des neiges qui ne changent rien et les horreurs du recommencement. Mais cela n'arrivait pas souvent, la plupart du temps je restais dans ma boite qui ne connaissait ni saisons ni jardins. Et ça valait mieux."
Samuel Beckett, Molloy.
Alva Noto, Particle 2.
(Illustration : Didier da Silva)
Samuel Beckett, Molloy.
Alva Noto, Particle 2.
(Illustration : Didier da Silva)
mercredi 14 avril 2010
Ceci ou cela ou autre chose
"Ce nom que je cherchais, il me semblait bien qu'il commençait par un B ou par un P, mais malgré cet indice, ou à cause peut-être de sa fausseté, les autres lettres continuaient à m'échapper. Il y avait si longtemps que je vivais loin des mots, vous comprenez, qu'il me suffisait de voir ma ville par exemple, pour ne pas pouvoir, vous comprenez. C'est trop difficile à dire, pour moi. De même la sensation de ma personne s'enveloppait d'un anonymat souvent difficile à percer, nous venons de le voir je crois. Et ainsi de suite pour les autres choses qui me bafouaient les sens. Oui, même à cette époque, où tout s'estompait déjà, ondes et particules, la condition de l'objet était d'être sans nom, et inversement. Je dis ça maintenant, mais au fond qu'en sais-je maintenant, de cette époque, maintenant que grêlent sur moi les mots glacés de sens et que le monde meurt aussi, lâchement, lourdement nommé ? J'en sais ce que savent les mots et les choses mortes et ça fait une jolie petite somme, avec un commencement, un milieu et une fin, comme dans les phrases bien bâties et dans la longue sonate des cadavres. Et que je dise ceci ou cela ou autre chose, peu importe vraiment. Dire c'est inventer. Faux comme de juste. On n'invente rien, on croit inventer, s'échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d'un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu'on la pleure. Et puis merde."
S. Beckett, Molloy.
S. Beckett, Molloy.
vendredi 9 avril 2010
L'informe
"On prétend que Degas a fait des études de rochers en chambre, en prenant pour modèles des tas de fragment de coke empruntés à son poêle. Il aurait renversé le seau sur une table et se serait appliqué à dessiner soigneusement le site ainsi créé par le hasard qui avait provoqué son acte. Nul objet de référence sur le dessin ne permettait de penser que ces blocs entassés n'étaient que des morceaux de charbon gros comme le poing. [...]
Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n'ont, en quelque sorte, qu'une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l'analyse d'une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. [...] Je suppose que nous devions dessiner une de ces formes informes, mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. [...] Point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en portions bien connues. C'est ici que l'artiste peut exercer son intelligence, et que l'oeil doit trouver, par ses mouvements sur ce qu'il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d'une forme, et acquérir point par point la connaissance et l'unité d'un solide très régulier.
Cet exercice par l'informe enseigne, entre autres choses, à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit. Nous devinons ou prévoyons, en général, plus que nous ne voyons, et les impressions de l'oeil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l'éducation première nous a inculqués.
Comme le penseur essaie de se défendre contre les mots et les expressions toutes prêtes qui dispensent les esprits de s'étonner de tout et rendent possible la vie pratique, ainsi l'artiste peut, par l'étude des choses informes, c'est-à-dire de formes singulières, essayer de retrouver sa propre singularité et l'état primitif et original de la coordination de son oeil, de sa main, des objets et de son vouloir.
Chez le grand artiste, la sensibilité et les moyens sont dans une relation particulièrement intime et réciproque qui, dans l'état vulgairement connu sous le nom d'inspiration, en arrive à une sorte de jouissance, échange ou correspondance presque parfaite entre le désir et ce qui le comble, jusqu'au point de résolution où cesse cet excès d'unité composée, où l'être exceptionnel qui s'était constitué de nos sens, de nos forces, de nos idéaux, de nos trésors acquis, se disloque, se défait, nous abandonne à notre commerce de minutes sans valeur contre perceptions sans avenir, laissant après soi quelque fragment qui ne peut avoir été obtenu que dans un temps, ou dans un monde, ou sous une pression, ou grâce à une température de l'âme très différente de ceux qui contiennent ou produisent du n'importe quoi...
Je dis : un fragment, car il y a peu de chances pour que ces unions assez brèves nous livrent toute une oeuvre de quelque étendue."
Paul Valéry, Degas Danse Dessin.
(Illustrations : Lionel André, Sadie Jernigan Valeri)
Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n'ont, en quelque sorte, qu'une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l'analyse d'une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. [...] Je suppose que nous devions dessiner une de ces formes informes, mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. [...] Point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en portions bien connues. C'est ici que l'artiste peut exercer son intelligence, et que l'oeil doit trouver, par ses mouvements sur ce qu'il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d'une forme, et acquérir point par point la connaissance et l'unité d'un solide très régulier.
Cet exercice par l'informe enseigne, entre autres choses, à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit. Nous devinons ou prévoyons, en général, plus que nous ne voyons, et les impressions de l'oeil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l'éducation première nous a inculqués.
Comme le penseur essaie de se défendre contre les mots et les expressions toutes prêtes qui dispensent les esprits de s'étonner de tout et rendent possible la vie pratique, ainsi l'artiste peut, par l'étude des choses informes, c'est-à-dire de formes singulières, essayer de retrouver sa propre singularité et l'état primitif et original de la coordination de son oeil, de sa main, des objets et de son vouloir.
Chez le grand artiste, la sensibilité et les moyens sont dans une relation particulièrement intime et réciproque qui, dans l'état vulgairement connu sous le nom d'inspiration, en arrive à une sorte de jouissance, échange ou correspondance presque parfaite entre le désir et ce qui le comble, jusqu'au point de résolution où cesse cet excès d'unité composée, où l'être exceptionnel qui s'était constitué de nos sens, de nos forces, de nos idéaux, de nos trésors acquis, se disloque, se défait, nous abandonne à notre commerce de minutes sans valeur contre perceptions sans avenir, laissant après soi quelque fragment qui ne peut avoir été obtenu que dans un temps, ou dans un monde, ou sous une pression, ou grâce à une température de l'âme très différente de ceux qui contiennent ou produisent du n'importe quoi...
Je dis : un fragment, car il y a peu de chances pour que ces unions assez brèves nous livrent toute une oeuvre de quelque étendue."
Paul Valéry, Degas Danse Dessin.
(Illustrations : Lionel André, Sadie Jernigan Valeri)
mardi 6 avril 2010
Perdre le fil
Andrzej Panufnik, Concerto pour piano, extrait.
"Valéry : "Le penseur est en cage et se meut indéfiniment entre quatre mots." Cela dit péjorativement n'est pas péjoratif : la patience répétitive, la persévérance infinie. Et le même Valéry - est-ce le même ? - en viendra à affirmer en passant : "Penser ?... Penser ! c'est perdre le fil." Commentaire facile : la surprise, l'intervalle, la discontinuité."
[...]
Je demeure persuadé que la passion de l'étymologie est liée à certain naturalisme, comme à la recherche d'un secret originel que porterait un premier langage et dont la perte laisserait des indices de langue à langue, indices qui permettraient de le reconstituer. Ce qui justifie à peu de frais l'exigence d'écrire et ferait croire que, par l'écriture, l'homme détient un secret personnel qu'il pourrait découvrir innocemment à l'insu de l'autre, alors que s'il y a un secret, il est dans le rapport infini de l'un à l'autre que la dérive du sens dissimule parce que l'un semble y maintenir sa nécessité jusque dans la mort.
Mais il est vrai que l'idée d'arbitraire en linguistique est aussi critiquable et a surtout une valeur d'ascèse, nous écartant des solutions faciles. (Peut-être la pensée de l'arbitraire du signe suppose-t-elle déjà l'image implicite, dissimulée, d'un "monde".)"
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"La phrase isolée, aphoristique, attire parce qu'elle affirme définitivement, comme si plus rien ne parlait autour d'elle, en dehors d'elle. La phrase allusive, isolée aussi, disant, ne disant pas, effaçant ce qu'elle dit en même temps qu'elle le dit, fait de l'ambiguïté une valeur. "Mettons que je n'ai rien dit." La première est normative. La seconde croit échapper à l'illusion du vrai, mais se prend à l'illusion même comme vrai, croit que ce qui a été écrit peut se retenir. L'exigence du fragmentaire est exposition à ces deux sortes de risque : la brièveté ne la satisfait pas; en marge ou en retrait d'un discours supposé achevé, elle la réitère par bribes et, dans le mirage du retour, ne sait si elle ne donne pas une nouvelle assurance à ce qu'elle en extrait. Entendons cet avertissement : "Il faut craindre que, comme l'ellipse, le fragment, le "je ne dis presque rien et le retire aussitôt" potentialise la maîtrise de tout le discours retenu, arraisonnant d'avance toutes les continuités et tous les suppléments à venir." (Jacques Derrida)"
M. Blanchot, L'écriture du désastre.
(Illustration : M.C. Escher)
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