vendredi 9 avril 2010

L'informe

"On prétend que Degas a fait des études de rochers en chambre, en prenant pour modèles des tas de fragment de coke empruntés à son poêle. Il aurait renversé le seau sur une table et se serait appliqué à dessiner soigneusement le site ainsi créé par le hasard qui avait provoqué son acte. Nul objet de référence sur le dessin ne permettait de penser que ces blocs entassés n'étaient que des morceaux de charbon gros comme le poing. [...]
Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n'ont, en quelque sorte, qu'une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l'analyse d'une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. [...] Je suppose que nous devions dessiner une de ces formes informes, mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. [...] Point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en portions bien connues. C'est ici que l'artiste peut exercer son intelligence, et que l'oeil doit trouver, par ses mouvements sur ce qu'il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d'une forme, et acquérir point par point la connaissance et l'unité d'un solide très régulier.
Cet exercice par l'informe enseigne, entre autres choses, à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit. Nous devinons ou prévoyons, en général, plus que nous ne voyons, et les impressions de l'oeil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l'éducation première nous a inculqués.
Comme le penseur essaie de se défendre contre les mots et les expressions toutes prêtes qui dispensent les esprits de s'étonner de tout et rendent possible la vie pratique, ainsi l'artiste peut, par l'étude des choses informes, c'est-à-dire de formes singulières, essayer de retrouver sa propre singularité et l'état primitif et original de la coordination de son oeil, de sa main, des objets et de son vouloir.
Chez le grand artiste, la sensibilité et les moyens sont dans une relation particulièrement intime et réciproque qui, dans l'état vulgairement connu sous le nom d'inspiration, en arrive à une sorte de jouissance, échange ou correspondance presque parfaite entre le désir et ce qui le comble, jusqu'au point de résolution où cesse cet excès d'unité composée, où l'être exceptionnel qui s'était constitué de nos sens, de nos forces, de nos idéaux, de nos trésors acquis, se disloque, se défait, nous abandonne à notre commerce de minutes sans valeur contre perceptions sans avenir, laissant après soi quelque fragment qui ne peut avoir été obtenu que dans un temps, ou dans un monde, ou sous une pression, ou grâce à une température de l'âme très différente de ceux qui contiennent ou produisent du n'importe quoi...
Je dis : un fragment, car il y a peu de chances pour que ces unions assez brèves nous livrent toute une oeuvre de quelque étendue."

Paul Valéry, Degas Danse Dessin.

(Illustrations : Lionel André, Sadie Jernigan Valeri)
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